Répliques, débats, discussions
1. Misogynie de Machiavelli
Le passage du chapitre XXV du Prince dans lequel Machiavelli compare la fortune à une femme s’inscrit dans le paradigme patriarcal de son époque. La misogynie y est éclatante : « j’estime quand même qu’il vaut mieux être impétueux que circonspect, car la fortune est femme et il est nécessaire, si l’on veut la culbuter, de la battre et de la frapper. » Que Machiavelli fasse ici l’apologie du viol n’a jamais laissé indifférent-e-s les étudiant-e-s avec qui j’ai travaillé ce texte, non plus que moi-même.
Si Le Prince est, dans ses concepts mêmes, caractéristique d’une vision viriliste des relations de genre, où la femme est sommée d’occuper une position subalterne, il importe de discuter si ces concepts peuvent encore être pensés et utilisés aujourd’hui et de quelle manière. Dans un cursus de philosophie, on n’étudiera pas Machiavel avant d’avoir étudié Platon : même paradigme patriarcal ici et là, quoique entre la Grèce classique et la Renaissance les Romains soient passés par là, des Romains qui n'ont rien à envier aux Grecs en matière d’idéologie viriliste, bien au contraire.
Un passage en revue du rôle et de la place des femmes au fil de l’histoire fera immédiatement sens dans cette perspective. Dans le corpus philosophique occidental, quelques noms, peu de textes. On pourra aborder le personnage de Diotime dans Le Banquet de Platon, analyser la possibilité ouverte par Platon à la présence de femmes parmi les gardiens de la cité idéale, ou évoquer le rôle joué par Aspasie dans l’éducation de Socrates, et plus largement dans la société athénienne. Lire des poèmes de Sappho, évoquer Hypatie la néoplatonicienne, lire des extraits de La Cité des Dames (1405) de Christine de Pizan. Mais à tout prendre, pourquoi ne pas partir directement dans Les Guérillères (1969) de Monique Wittig, dans King Kong théorie (2006) de Virginie Despentes ? Mesure pour mesure.
On pourra travailler d’autre part sur le genre des concepts : celui de fortune est-il compréhensible si on lui soustrait son genre féminin, si on le dé-genre ? La virtù étant clairement signalée comme masculine, comment faire pour saisir ces polarités hors d’une distribution du pouvoir selon le genre ? L’idée serait de « décoller » le genre des concepts du genre des êtres (après l’avoir fait des sexes biologiquement assignés), et traduire ainsi masculin/féminin en actif/passif, sans plus lier le premier couple au second. La fortune n’est-elle pas nécessairement de tous les genres et d’aucun, de tous les signes, de toutes les identités et surtout de celles qui changent ?
Il pourrait être pertinent de lire alors la reprise par Simone de Beauvoir, au début du Deuxième Sexe, de la dialectique de la domination et de la servitude de Hegel. Comme je l’ai indiqué dans l’analyse des concepts du Prince, Machiavel lui-même joue de ces positions et n’hésite pas à se mettre en position passive dans la Lettre de dédicace, pour aussitôt se retourner et prendre celle du « maître ». « Changeant », il l’est certainement, et la fortune qu’il invite à frapper et à battre, à lui qui a subi le strappado, devait lui être à n'en pas douter d’une certaine inspiration.
En lisant autour de l’œuvre de Machiavelli, on ne peut par ailleurs qu’être frappé par le fait que c’est un auteur qui attire les hommes, dans le milieu académique et ailleurs, bien plus que les femmes. On comprend facilement pourquoi, évidence qui mérite d’autant plus d’être questionnée. Quelle légitimité nos sociétés, modes d’éducation et d’enseignement produisent-ils à l’endroit des femmes et des minorités pour penser la politique ? La guerre ? L’histoire ? Et d’en faire ? Parmi les étudiant-e-s avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, des adolescent-e-s, la facilité qu’avaient certains garçons à se croire dans un jeu vidéo lorsque nous parlions d’un conflit contemporain (c'était l’invasion russe de l’Ukraine en 2022) a été un bon tremplin pour entrer dans cette problématique. J’ai par exemple tenté de court-circuiter cette « facilité » en les faisant tou-te-s parler autour des émotions que suscitent en eux les guerres et les atrocités d’aujourd’hui. À ce niveau-là, mon expérience a été que très vite se formait une communauté qui n’avait plus grand-chose à voir avec le genre.
Dans les associations d’idée courante à l'époque de Machiavelli (et à la nôtre), comparer la fortune à une femme c’est encore comparer la nature à une femme. Alors, apologie de l’exploitation de la nature ? qui n’est reconnue comme une entité à part entière que dans ce rapport de soumission ? Le lien avec la fameuse phrase de Descartes, « pour se rendre comme maître et possesseur de la nature », dans la sixième partie du Discours de la méthode, est facile à établir. Mettre en perspective les aspects menaçants de la nature pour le monde humain, avec les tentatives humaines de contrôler ou de canaliser ces forces, jusqu’au renversement de l’anthropocène où c’est l’humain qui est devenu un risque systémique pour l’écosystème terrestre, fait signe vers la fluidité positionnelle évoquée plus haut.
Last but not least, on peut mettre en avant les femmes de la Renaissance, afin de faire une percée dans cette scène toute entière dominée par des hommes. À leur tête, Caterina Sforza, femme d’Etat, intellectuelle et alchimiste, et dont le récit que fait Machiavel de sa prouesse lors du siège d’Imola donne certainement à penser (lire l’article de Julia L. Hairston, Skirting the issue, Machiavelli’s Caterina Sforza). Il y en a d’autres : Lucrezia Borgia, dont la « légende noire » est aujourd’hui remise en cause par les historiens. Caterina de' Medici, fille de Lorenzo II à qui Machiavel avait dédicacé Le Prince, elle qui deviendra la meilleure ambassadrice de ce petit ouvrage en France où elle sera couronnée reine en 1547. Puis on se tournera vers les femmes du peuple, à commencer par celle avec qui Machiavelli partagea sa vie, Marietta Corsini, et de là – les études ne manquent pas – dans les habitudes de vie, les mœurs, les possibles et les limites des femmes de cette époque. Et dans les liens qui les unissent entre elles, qui les unissent aux hommes, et ceux-ci entre eux, questionner enfin la culture érotique, hétéro-, homoérotique et queer, qui s’est développée à Florence, cité « licencieuse » s’il en fut !
2. La fin justifie les moyens, si...
Une opinion courante concernant Machiavelli en fait l’auteur d’une phrase qu’il n’a jamais écrite : « la fin justifie les moyens ». À chercher dans son œuvre, deux passages s’en approchent sans toutefois donner raison à cette formule qui apparaît comme une simplification réductrice.
Dans Le Prince, il écrit au ch. XVIII : « Et les hommes, in universali, jugent davantage avec les yeux qu’avec les mains, car il revient à tous de voir, à peu de sentir : chacun voit ce que tu parais être, peu sentent ce que tu es ; et le peu n’ose pas s’opposer à l’opinion du grand nombre, lorsque celui-ci a la majesté de l’état pour le défendre ; et dans les actions de tous les hommes, et surtout des princes, où il n’y a pas de tribunal auprès de qui réclamer, on regarde la fin. »
Dans les Discours, I, 9 : « Un esprit sage ne condamnera jamais quelqu’un pour avoir usé d’un moyen hors des règles ordinaires pour régler une monarchie ou fonder une république. Ce qui est désiré, c’est que si le fait l’accuse, le résultat l’excuse ; si le résultat est bon, il est acquitté. »
Premier point, Machiavelli ne donne pas un blanc-seing à n’importe quelle action, puisque sa réflexion s’exerce en regard de l’action politique : pour régler une monarchie, pour fonder une république, ou, comme il l’écrit dans Le Prince, « pour maintenir et gouverner l’Etat » (ch. II). Si une action conduite par un prince parvient à ce but, alors tous les moyens sont bons, certes. Mais il faut lire le livre en entier. Machiavelli met en garde contre l’usage excessif de la violence (ch. VIII) ; il avertit également qu’un prince qui aurait contre lui la haine ou le mépris de la population ne peut pas durer longtemps (ch. XIX). Ces deux aspects limitent considérablement les moyens qu’un gouvernement peut utiliser s’il a effectivement pour but de maintenir et gouverner l’Etat, et si l’on donne à ces deux mots toute leur extension et toute leur profondeur.
Deuxième point, en effet : il n’y a pas de tribunal auprès de qui réclamer, et c’est l’occasion de discuter du rôle joué par le Conseil général des Nations Unies, ou par la Cour internationale de justice. Les recommandations du premier ont rarement un effet de levier sur les conflits en cours ; quant aux jugements de la seconde, de nombreuses années après les faits, s’ils actent une justice réparatrice essentielle aux victimes et s’ils peuvent avoir une influence sur l’évolution du droit, ils n’impactent pas l’immédiat des guerres et des massacres. L’analyse de Machiavelli mérite donc d’être discutée. « On regarde la fin » signifie que, mis devant le fait accompli, les survivant-e-s d’un conflit politique ou guerrier n’ont d’autres choix que de prendre en compte ce qui est advenu et de former, à partir de là, une nouvelle manière d’être au monde présent et futur. On pourrait appeler « communauté de l’advenu » la manière dont une population se trouve forcée de composer avec ce qui s’est produit. « Si le résultat est bon » n’est que l’une de multiples possibilités, si bien qu’une telle communauté – ou plutôt de telles communautés – se forment aussi bien contre le résultat, jugé mauvais ou désastreux. Machiavelli s’en tient à sa méthode de la vérité effective, sans émettre de jugement moral concernant l’action des gouvernant-e-s ; mais pas plus concernant l’action des gouverné-e-s qui pourront se soulever contre tel résultat. Accepter le jugement des faits n’équivaut jamais chez Machiavelli à une soumission à l’autorité.
Troisième point, le concept de raison d’Etat est anachronique si l’on parle de Machiavelli, parce que ce concept consacre un type de séparation entre la population et les élites dirigeantes qui n’a pas cours à la Renaissance. Dit rapidement, cette séparation sera consommée avec la montée en puissance de la bourgeoisie, tant dans le domaine de l’appropriation des moyens de production que dans celui des connaissances. Un gouvernement oligarchique et technocratique parle de raison d’Etat et veut par là justifier aux yeux du plus grand nombre ses actions quelles qu’elles soient (répressions, opérations spéciales, camps de torture, etc.). Ceux qui en sont dupes sont généralement ceux qui trouvent leur utilité au maintien du rapport de force que cette justification hypostase.
3. L'adjectif "machiavélique"
« 1. Qui est digne de la doctrine de Machiavel, considérée comme négation de la morale : Politique machiavélique. 2. Qui est d’une grande perfidie, d’une scélératesse tortueuse : Projet, personnage machiavélique. Synonymes : diabolique, scélérat, tortueux. » (Larousse)
Peu de philosophes ont eu le privilège de voir leur nom adjectivé et gagner une vie autonome. Je ne vois guère que Platon, l’expression « amour platonique » s’éloignant tout autant de la pensée de l’auteur du Banquet que « projet machiavélique » s’éloigne de celle de Machiavelli. Et ce n’est pas la faute du français. Pour l’adjectif anglais machiavellian : « 1. of or relating to Machiavelli or Machivallianism. 2. suggesting the principles of conduct laid down by Machiavelli, specifically: marked by cunning, duplicity, or bad faith. » (Merriam Webster). Et pour l’italien machiavèllico : « 1. Che appartiene o si refersice a Niccolò Machiavelli ; che si ispira ai princìpi di amoralità, di cinismo e di doppiezza tradizionalmente attribuiti al pensiero del Machiavelli. 2. Seguace delle teorie e della prassi etica et politica del Machiavelli. » (Grande Dizionario).
On notera au passage que l’italien dispose d’une panoplie de mots à faire pâlir d’envie toutes les autres langues : machiavellàgine, machiavellare, machiavelleggiante, machiavelleggiare, machiavellerìa, machiavellescaménte, machiavellésco, machiavellianaménte, machiavelliano, machiavèllica, machiavellicaménte, machiavellièro, machiavellino, machiavellista…
Pour expliquer cette connotation si chargée, Jean Giono (et peut-on soupçonner de machiavélisme un homme qui vécut les tranchées de Verdun et s’est plus tard revendiqué pacifiste ?) avançait en 1955 cette piste judicieuse (si ce n'est rusée) :
« Qu’est-ce que ce pauvre Nicolas a pu faire à tout le monde ? Ce n’est cependant pas lui qui a inventé la poudre ni la police !
On me répond : « Non, mais il a dénoncé un tel. — Il a dénoncé qui ? — Un tel qui faisait de la politique. — De la politique ? Si j’en juge par le mauvais côté du mot (et c’est bien de celui-là qu’il s’agit généralement) il faudrait donc le féliciter. — Oui, mais nous faisons tous de la politique. »
Voilà l’anguille qui était sous la roche. Nous faisons, en effet, tous de la politique : que ce soit à l’échelle du Conseil général ou municipal (et nous nous croyons César) ou à l’échelle de l’article de tête du quotidien partisan (et nous nous croyons Saint-Paul ou Saint-Georges) ou que nous pratiquions la politique des passions en général (et nous nous croyons Don Juan, Ford, ou Buffalo Bill).
On ne descend jamais volontiers d’un piédestal (surtout s’il est constitué par une simple caisse à savon). Mais on en veut à mort à celui qui connaît la façon de se hisser, ne s’en sert pas, et vend la mèche. » (pp. IX-X)
Comme souvent dans l’histoire des idées, la mauvaise réputation vient des adversaires et des contradicteurs, de ceux, en l’occurrence, qui ont vu dans les écrits de Machiavel non pas une erreur, mais un danger. Un danger pour l’Etat (par exemple Frédéric II et Voltaire publiant leur Anti-Machiavel en 1740), un danger pour la morale (Le Prince fut mis à l’index dès 1559), un danger finalement pour toutes celles et ceux qui convoitent une quelconque autorité.
Alors, bas les masques ? Tout le monde joue un jeu. On posera bien sûr la question : est-il même possible d’être sincère ? Ou du moins, de ne pas être double (d’où le mot « duplicité ») ? Existe-t-il des personnes si « simples » qu’elles ne soient jamais tortueuses ? Si généreuses et désintéressées qu’elles ne soient jamais perfides ? Et si ce n’est pas en acte ou en parole, alors en pensée ? Mais suivons cette pente et nous ferions bientôt comme ces directeurs de conscience – et la casuistique est peut-être machiavélique, mais elle est contraire à la pensée de la singularité qu’on trouve chez Machiavelli – qui cherchent dans les moindres recoins, sous les moindres cailloux, derrière les moindres lapsus, une bonne raison de vous soupçonner d’être « quelque chose », quelque chose de condamnable sans doute car personne n’aime être pris à revers et le meilleur moyen de faire trébucher quelqu’un est encore de lui reprocher sa manière de marcher, de l’en rendre « conscient », bref, de l’arraisonner comme on épingle un papillon dans un grand livre d’entomoralogiste (un mot-valise qui n’aurait pas déplu à Voltaire !).
Evidemment, dans toute cette histoire on n’a retenu qu’une phrase du chapitre VIII et un bout du chapitre XVIII : la scélératesse, et la manquement à la parole donnée, qui se justifient toutes deux sous certaines conditions aux yeux du Florentin. Sous certaines conditions.
Arrêtons-nous sur le respect de la parole donnée. Quel siècle fut plus hypocrite à ce propos que le 19ème, celui-là justement qui s’est réclamé de Kant et de l’impératif catégorique ? Y a-t-il jamais eu de politique – celle des Etats-nations européens – plus occupée à faire passer ses intérêts pour des valeurs universelles ? Y a-t-il système politique plus prompte à ne pas tenir ses promesses que le parlementarisme, dans lequel pour se faire élire chacun se présente comme un défenseur du peuple, jusqu’au moment où il n’est plus que le pion heureux des lobbyistes et des logiques partisanes ?
Machiavelli écrit tout autre chose : « De ce fait, un seigneur prudent ne peut, ni ne doit, observer sa foi s’il lui est nuisible de l’observer et si sont éteintes les raisons qui la lui firent promettre. Et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon : mais parce qu’ils sont méchants et qu’ils ne l’observeraient pas à ton égard, ainsi toi tu n’as pas à l’observer avec eux ; et jamais, à un prince, ne manquèrent des raisons légitimes pour colorer son inobservation. » (ch. XVIII). Dans la coloration, on verra à raison une forme de mensonge et c’est tout l’art de la dis/simulation. Mais dans ce passage, ce qui choque la plupart des gens ce n’est pas cela, ce n’est pas même qu’on puisse s’arroger le droit de manquer à sa parole, c’est ce qu’il y a au milieu : « les hommes sont méchants et ils ne l’observeraient pas à ton égard ». Car tout le monde se prévaut de sa propre parole comme de Dieu sur terre, y plaçant son espoir de salut et celui de la société tout entière (ah si seulement nous pouvions vivre dans un monde gouverné par l’impératif catégorique et par des hommes de bonne volonté !). C’est mal connaître la nature humaine, répond Machiavelli. Car qui n’a jamais été fâché, non qu’on lui mente, mais qu’on lui mente mal ? Qui n’a jamais souhaité qu’on lui cache certaines choses, ou que s’escamote comme par magie tel ou tel pan du réel ? C’est aussi cela la nature humaine, surtout quand on n’a pas la chance de se lever tous les matins à 5h30 au son d’un « Es ist Zeit ! » pour passer sa journée à faire de la philosophie dans une petite ville de Prusse orientale.
Un prince doit manquer à sa parole si : 1. il lui est nuisible de l’observer, 2. les raisons qui la lui firent promettre se sont éteintes. Les deux conditions sont nécessaires puisqu’il est dans l’intérêt du prince de tenir parole aussi longtemps que cela ne lui est pas nuisible, et puisque quand bien même nuisible si les raisons qui nous firent donner notre parole ne se sont pas éteintes il pourrait s’avérer plus dangereux de ne pas la tenir. Pesée d’intérêts. Machiavelli base sa proposition sur l’utilité politique et sur l’avantage ou le désavantage qu’un gouvernement peut tirer d’un accord. Qu’y aurait-il de plus insensé qu’un gouvernement qui continuerait d’honorer les termes d’un traité lorsque son ancien allié se serait retourné contre lui ?
La pensée de Machiavelli n’est donc pas le négation de la morale, mais sa suspension. On sait qu’il a sa morale bien en place, par exemple au chapitre XVI : « la libéralité, à en user de façon que tu sois tenu pour tel, te porte atteinte : en effet, si on en use vertueusement et comme on doit en user, elle ne sera pas connue » – la vraie générosité c’est celle que l’on fait, non celle que l’on clame. Mais l’utilité politique coïncide rarement avec les idéaux ascétiques. Le problème avec la morale, c’est qu’elle se veut universelle, c’est qu’elle se veut en toutes circonstances, alors que l’action politique se doit soucier toujours du singulier. Machiavelli fait tout le contraire d’une casuistique... en héritier de Lucrèce pour qui rien ne se répète exactement de la même manière.
J’ai demandé un jour à une classe de former des petits groupes et de décider ensemble d’un gouvernement idéal, dans lequel, des 4-5 personnes formant chacun des groupes, chacune serait ministre et administrerait un aspect important de la vie publique. Presque tous les groupes optèrent ce jour-là pour un régime tyrannique. Pourquoi ? Nous en avons discuté, et l’explication la plus plausible semblait être celle-ci : parce que c’est le seul moyen de faire en sorte que la politique ressemble à la morale. L’adolescence étant un âge de forte poussée du sens moral (entre rejets et acquisitions des normes de groupe), nous nous retrouvions en face de cet étrange paradoxe qui voulait que la planification la plus machiavélique soit en même temps le mode d’organisation le plus moral.
4. Les jeunes et les vieux
En conclusion du premier chapitre de l’Ethique à Nicomaque, Aristote écrit quelques lignes à propos de la jeunesse en politique qui contrastent fortement avec la fin du chapitre XXV du Prince. La question est de savoir si les jeunes sont ou non qualifiés pour étudier et faire de la politique. L’argumentation d’Aristote, qui repose sur l’idée que les jeunes sont guidés par leurs passions, conclut qu’ils ne le sont pas ; Machiavelli conclut l’inverse, en s’appuyant sur l’idée que les jeunes prennent davantage de risques et sont donc susceptibles de mieux saisir les occasions que la fortune leur présente. Voici les deux textes.
Aristote : « § 18. On a toujours raison de juger ce qu’on connaît ; et l’on y est bon juge. Mais pour juger un objet spécial, il faut être spécialement instruit de cet objet ; et pour bien juger d’une manière générale, il faut être instruit sur l’ensemble des choses. Voilà pourquoi la jeunesse est peu propre à faire une sérieuse étude de la politique ; elle n’a pas l’expérience des choses de la vie, et c’est précisément de ces choses que la politique s’occupe et qu’elle tire ses théories. Il faut ajouter que la jeunesse qui n’écoute que ses passions, entendrait de telles leçons bien vainement et sans aucun profit, puisque le but que poursuit la science politique n’est pas la simple connaissance des choses, et que ce but est pratique avant tout. § 19. Quand je dis jeunesse, je veux dire tout aussi bien la jeunesse de l’esprit que la jeunesse de l’âge ; il n’y a point sous ce rapport de différence ; car le défaut que je signale ne tient pas au temps qu’on a vécu ; il tient uniquement à ce qu’on vit sous l’empire de la passion, et à ce qu’on ne se laisse jamais guider que par elle dans la poursuite de ses désirs. Pour les esprits de ce genre, la connaissance des choses est tout à fait inféconde, absolument comme elle l’est pour les gens qui, dans un excès, perdent la possession d’eux-mêmes. Au contraire ceux qui règlent leurs désirs et leurs actes par la seule raison, peuvent profiter beaucoup de l’étude de la politique. » (Traduction par J. Barthélemy-Saint-Hilaire, 1856)
Machiavelli : « Moi, j’estime quand même qu’il vaut mieux être impétueux que circonspect, car la fortune est femme et il est nécessaire, si l’on veut la culbuter, de la battre et de la frapper. Et l’on voit qu’elle se laisse vaincre par ces hommes-là plutôt que par ceux qui procèdent avec froideur : et c’est pourquoi, toujours, comme c’est une femme, elle est l’amie des jeunes gens parce qu’ils sont moins circonspects, plus fougueux et mettent plus d’audace à la commander. »
J’ai discuté plus haut de la misogynie de Machiavelli dans ce passage, et ailleurs de l’érotique Fortuna/virtù, agissante tout au long du livre. L’idée que les femmes préféreraient les « jeunes gens » aurait par ailleurs de quoi questionner, mais admettons-la comme prémisse afin de voir où mène le raisonnement. Ce qui importe pour Machiavelli c’est la valorisation de la fougue et de l’audace : sans ces qualités, un prince ne saurait prendre les risques nécessaires à la conquête, au maintien et au gouvernement d’un Etat. Il s’agit bien de qualités proches de la virtù.
L’idée d’Aristote selon laquelle il faudrait en politique être maître de ses passions et guidé par la seule raison a contre elle toutes les révolutions qui ont réussi (mais sans doute pour Aristote les révolutions sont-elles une mauvaise chose…). Celle de Machiavelli a contre elle toutes les révolutions qui ont échoué par manque d’expérience et de préparation. On pourra alors questionner les valeurs liées à ces deux postures, et dans quels types de politiques elles peuvent prendre forme. Paix et stabilité ? Progrès et transformation ? C'est vite dit.
Machiavelli n’est pas anti-aristotélicien pour autant, puisque son concept de prudence vaut pour toute l’expérience et la rationalité chères à Aristote. Exercer la prudence, c’est apprendre à ne plus vivre sous l’empire des passions, et c’est se référer au passé du vécu, c’est « vieillir » ; tandis que la virtù, c’est être prêt à prendre l’initiative, c’est devenir le contemporain des événements qui se produisent, c’est en ce sens « rajeunir ». Compris ainsi à travers deux verbes, ces deux mesures de l’être s’articulent de manière complémentaire.
Pour débattre de ce sujet, il serait intéressant de rassembler des personnes de différents âges et de leur demander de partager leurs expériences. Les plus âgés se souviennent de leur jeunesse, et pourront dire comment ils ont (ou non) trouvé des réponses dans leurs passions et dans leurs expériences. Les plus jeunes pourront dire comment ils perçoivent une société qui demeure aux mains de leurs aînés, qu’on parle de gérontocratie ou de la rationalité de l’expérience acquise. Les plus âgés ne se laissent-ils pas prendre dans les ornières de leurs habitudes, de leurs préjugés ? N’ont-ils pas une préférence trop marquée pour leur coin tranquille au coin du feu ? Et les plus jeunes, comment envisage-t-il leurs propres préjugés, qui un jour à leur tour deviendront peut-être de vieilles choses ? Comment gèrent-ils leurs passions, comment souffrent-ils ? Et ainsi de suite.
5. Économie de la violence
Machiavelli théorise une économie de l’usage de la violence qui frappe par son absence d’empathie. Suspension de la morale certes, mais aussi rapport purement utilitaire au « gouvernement et au maintien de l’Etat » : ce dernier ne pouvant survivre sans un certain usage de – ou du moins une préparation à – la violence, tout revient à la mesure qu’il convient de lui donner.
Machiavelli comprend la violence comme une nécessité naturelle et ordinaire. Ainsi lorsqu’il parle des Etats nouvellement acquis, au début du chapitre III : « Cela dépend d’une autre nécessité naturelle et ordinaire, qui fait que l’on est toujours contraint d’offenser ceux dont on devient le nouveau prince, et par des gens de guerre, et par un nombre infini d’autres injustices qu’entraîne une nouvelle acquisition ». Il s’agit pour lui d’être attentif à ce qui se produit effectivement, avec cette manière bien à lui d’appeler un chat un chat : un nombre infini d’injustices. Tout changement de régime, au sein d’un pays ou bien des suites d’une invasion, engendre des changements de telle nature que les injustices ne peuvent être qu’innombrables. Il revient dans ce contexte en premier lieu à tout gouvernement de faire des choix devant assurer qu’un tel changement ne se (re)produise pas de sitôt : la stabilité de l’Etat équivaut de facto au maintien d’un paradigme justiciel.
Après avoir évoqué la question des colonies et affirmé que ces dernières sont un meilleur choix que la maintien d’une armée d’occupation, Machiavelli écrit : « Je conclus que ces colonies ne coûtent rien, sont plus fidèles, qu’elles offensent moins et que les offensés ne peuvent nuire, étant pauvres et dispersés, comme cela a été dit. Ce pourquoi il faut noter que l’on doit soit flatter les hommes, soit les anéantir ; en effet, ils se vengent des offenses légères, mais avec les graves ils ne le peuvent pas ; aussi, l’offense que l’on fait à l’homme doit être de telle sorte qu’elle n’ait pas à craindre une vengeance. » On peut bien qualifier ici l’attitude de Machiavelli de cynique, au sens courant du mot, pour dire son détachement vis-à-vis de la morale ; il n’en indique pas moins ce qu’il a lu et vu faire par nombre de gouvernements passés et présents, une liste qui s’est allongée depuis sans guère de changement sur la méthode, seulement sur l’instrumentation. On peut bien l’appeler dès lors un réaliste, mais ce que cela voile c’est justement qu’une telle attitude n’est pas neutre dans la mesure où les "méthodes éprouvées" sont par définition celles du passé.
Son économie de la violence tient en peu de mots : l’usage de la violence doit avoir pour mesure l'incapacité des offensés à se venger. Il conseille ainsi, lorsqu’un principat est conquis, d’en assassiner non seulement le prince mais toute sa lignée. Au chapitre III, il poursuit la même logique en indiquant qu’envers ceux qui sont « pauvres et dispersés » la colonisation est une stratégie viable, puisqu’ils ne peuvent répliquer. Il conclut à une règle biunivoque : il faut soit flatter les hommes, c’est-à-dire leur donner de nouveaux titres, possessions et postes-clés, soit les anéantir, en fonction de leur capacité ultérieure de vengeance. Ces deux types d’action renvoient à la même prémisse anthropologique, réaffirmée aux ch. IX et XVIII, à savoir qu’un prince ne doit faire confiance à personne, ni au peuple, ni aux riches. Si l’équanimité de Machiavelli à cet égard est sans faille, il écrit que « la fin que poursuit le peuple est plus honnête que celle des grands, car ceux-ci veulent opprimer et celui-là ne pas être opprimé » : il faut donc agir envers chacun selon sa nature (ch. IX).
Cette économie de la violence s’ancre dans une politique des passions. C’est un point qu’il aborde au chapitre XVII pour souligner l’importance de fuir la haine, contre laquelle, une fois déclenchée, le prince est impuissant : « qu’il s’abstienne du bien d’autrui, car les hommes oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine ». Il reprend le même motif au chapitre XIX : « Ce qui, plus que tout, fait [le prince] odieux, c’est d’être rapace et d’usurper les biens et les femmes de ses sujets : de cela, il doit s’abstenir. » Machiavelli pose ici deux limites à l’usage de la violence, limites justifiées par leurs conséquences en terme de passion : il est des types de souffrance que les êtres humains n’oublient pas et qui les conduisent à la haine et au désir de vengeance. Isolés, ils ne seront peut-être pas un danger, mais assemblés ils le deviendront certainement, raison pour laquelle les princes « doivent s’efforcer d’abord de ne pas être haïs par les communautés ».
Or si la violence peut conduire à la haine, c’est dans la peur qu’elle s’enracine. On pourrait disserter longtemps sur la peur d’un point de vue anthropologique ; d’un point de vue politique, la peur existe parce que le pouvoir existe, manifesté par la violence physique, la violence de classe, de genre et de race, la violence des lois et des institutions. Mais la peur chez Machiavelli apparaît comme un continuum, puisqu’elle ne se manifeste pas seulement du côté des sujets, mais aussi du côté du prince : « un prince doit avoir deux peurs : l’une au-dedans, du fait des sujets ; l’autre au-dehors, du fait des potentats de l’extérieur. » (ch. XIX) Et il fait répondre la peur à la peur, puisqu’une armée propre doit faire peur aux ennemis de l’extérieur et les dissuader ; tandis qu’à l’intérieur il pense nécessaire que le gouvernement soit craint (peur de la punition) à raison de la nature humaine qui cherche sa propre utilité et ne fait preuve de moralité et de respect des lois que lorsque cela l’arrange.
Le prince cependant qui abuserait de la violence échoue aux yeux de Machiavelli sur un point essentiel : « On ne peut non plus appeler vertu [virtù] tuer ses concitoyens, trahir ses amis, être sans foi, sans pitié, sans religion : et de telles façons peuvent faire acquérir le commandement mais non la gloire. » (ch. IX) Il y aurait donc une bonne et une mauvaise violence, et partant, une bonne et une mauvaise peur. Mauvaise est celle qui n’assure que le commandement. Bonne celle qui peut concourir à la gloire. La gloire serait-elle donc l’assomption de la violence dans le tout-un-corps de l’Etat ? Le moment où les intérêts des sujets convergent avec ceux du gouvernement ? La peur ne disparaît pas pourtant, elle se transforme, elle mue. (Et il y aurait mille manières de le faire.)
Cette idée est centrale dans la manière dont Machiavelli, au chapitre VIII, conditionne l’usage de la cruauté : « Je crois que cela provient des cruautés mal employées ou bien employées. Bien employées peuvent être appelées – si du mal il est loisible de dire du bien – celles qui se font tout d’un coup, par nécessité de se mettre en sécurité ; et si ensuite on n’y insiste pas mais qu’on les transforme, autant que faire se peut, pour la plus grande utilité des sujets. Mal employées sont celles qui, encore qu’au début il y en ait peu, croissent avec le temps plutôt qu’elles ne s’éteignent. » Ce contre quoi Machiavelli met en garde, c’est la passion de la violence, perversion du pouvoir s’il en est. La cruauté – violence qui se donne à voir comme violence – est bien utilisée lorsque, à l’inverse, elle est bornée par l’utilité politique. L’italien dit « e dipoi non vi si insiste dentro, ma si convertono in più utilità de’ subditi che si può ». Cela se passe « ensuite » parce que la cruauté ne doit être employée qu’en dernier recours, « par nécessité », contrairement à la violence ordinaire des actes de gouvernement dont il y a à mesurer et distribuer l’injustice pour le bénéfice du maintien et du gouvernement de l’Etat. Mais c’est tout un, seule la temporalité change. La violence ordinaire est elle aussi sommée de « se convertir dans la plus grande utilité pour les sujets », mais, comme le gouvernement ne se trouve pas alors dans une situation d’urgence, elle doit, dans son administration même, contenir les germes de sa transformation ; tandis que pour la cruauté, l’acte est conduit in extremis et doit ensuite être transformé.
Entre la peur et la gloire, il y aurait donc un transcensus de la violence, auquel répond la qualité d’union et de fidélité des sujets dans le tout-un-corps de l’Etat. Un excès de violence fait perdre l’une et l’autre, et conduit à la haine. À l’autre bout du spectre, un excès de pitié (qui équivaut à un manquement dans l’usage effectif de la violence ordinaire) conduit aussi à la dissolution du lien de fidélité : « De ce fait, un prince ne doit pas se soucier du nom infâme de cruel pour conserver ses sujets unis et fidèles : en effet, avec très peu d’exemples, il sera plus pitoyable que ceux qui, par trop de pitié, laissent s’ensuivre les désordres d’où peuvent naître meurtres ou rapines ; car ces choses-là offensent d’ordinaire une communauté tout entière et les exécutions qui proviennent du prince offensent un homme particulier. » (ch. XVII)
L’accent mis par Machiavelli une fois de plus sur les communautés, constitutives de la puissance de l’Etat, montre à quel point il pense en terme de tout et de parties, à la manière d’Aristote pour qui « la partie est antérieure au tout » (Politiques, I, 2, 1253 a 20) et ne se réalise pleinement que lorsqu’elle y est intégrée (cf. méréologie).
Le gouvernement n’est pas le tout, il est une partie dont la fonction est d’assurer la cohésion du tout (et il n’est de cohésion que dans le mouvement vers la gloire). La fidélité des sujets (du particulier vers le tout) s’articule avec la peur que le prince doit inspirer aux potentats extérieurs (le tout doit faire corps) et avec la peur qu’il doit inspirer à ses sujets (du tout vers le particulier).
La violence apparaît bien dès lors dans la pensée de Machiavelli comme le contrepoint des intérêts des sujets (peuple et grands), assurant la continuité de la forme de l’Etat.
6. Capitalisme et néo-féodalisme
En 1967, Antony Jay – un auteur que le monde a sans doute oublié depuis – publiait son livre Management and Machiavelli, une étude des similitudes entre l’art de gouverner et le management d’entreprise : « La nouvelle science de la gestion n’est en fait qu’un prolongement du vieil art de gouverner, et en étudiant parallèlement la théorie de la gestion et celle de la politique, l’économie face à l’histoire, on s’aperçoit qu’il s’agit de deux branches similaires d’un même sujet. » (p. 16 de la traduction française, Machiavel et les princes de l’entreprise, Robert Laffont, 1968).
Avec des titres de chapitre comme « Le roi et les barons », « Le successeur », « Goût du risque et maîtrise de soi », « Le principe de l’intérêt personnel », on se rend vite compte du glissement qui s’opère entre la pensée de Machiavelli et les pratiques de l’entrepreneuriat libéral. Certes, Machiavelli est ici un prétexte servant à lier monde de l’entreprise et politique, et on n’apprendra rien de nouveau dans ce livre ; mais une telle approche n’en rend pas moins visibles certaines articulations entre capitalisme et Renaissance. Commentant le passage sur les colonies au ch. III du Prince, Jay reformule ainsi la pensée de Machiavelli : « La règle fondamentale est que, dans les affaires reprises, les anciens dirigeants doivent être ou chaudement encouragés ou renvoyés ; éliminés, ils sont impuissants ; rétrogradés, ils s’unissent et tentent de reconquérir leur statu quo ante. […] Depuis que j’ai lu ce passage, j’ai conseillé cette attitude à plusieurs patrons qui avaient une absorption sur les bras ; tous l’ont adoptée. » (p. 20)
Qu’est-ce à dire ? Car l’entreprise n’est pas le seul domaine où la méthode, les observations et principes d’action de Machiavelli peuvent être repris : dès qu’existe un groupe avec un-e chef-fe à sa tête, l’analogie des situations permet la reprise. Le machiavélisme d’entreprise n’en donne pas moins l’impression d’un jeu de bac à sable, pour la raison que là où il n’y a pas de peuple il n’y a pas de politique. Les employés d’une entreprise peuvent être licenciés à tout moment ; un peuple, non.
Une autre ligne de convergence entre Renaissance et capitalisme est historique : les Medici bâtirent leur pouvoir sur leur activité de banquier, au cours d’un 15ème siècle proto-capitaliste qui verra bien d’autres fortunes se créer (les Fugger en Allemagne par exemple). S’unissant pour faire face aux pertes de cargaison en pleine mer et aux attaques de pirates, les armateurs de Gênes, de Venise ou de Florence (via Pise qui assurait son accès à la Méditerranée) inaugurèrent le principe des assurances et de la gestion des risques. Les Medici comprirent cette dynamique mieux que les autres et établirent des comptoirs de Naples à Bruges et de Londres à Genève, faisant circuler l’argent et prêtant aux princes comme aux papes. Florence devait devenir leur fief, d’abord au 15ème siècle sous Cosimo l’ancien puis Lorenzo le magnifique, puis à nouveau au 16ème siècle, après que les Medici aient repris Florence avec l’aide de l’un de leur créancier, le pape Julius II. Cette mainmise est titularisée en 1568 lorsque Cosimo 1er devient Grand-Duc de Toscane avec la bénédiction de Pie V, contre la promesse de mettre sa flotte au service de la Sainte-Ligue.
Machiavelli naît alors que les Medici sont en pleine ascension, l’année de sa naissance – 1469 – coïncidant avec l’accession au pouvoir de Lorenzo, connu pour sa pratique du mécénat qui vida les caisses de la ville. Ce que des fleuves de touristes vont admirer aujourd’hui à Florence date de cette époque : du Duomo conçu par Brunelleschi avec le soutien de Cosimo l’ancien, aux nombreuses œuvres exposées aux Uffizi (Da Vinci, Botticelli, Lippi, Michelangelo, etc.) et payées par Lorenzo ou ses amis, le mécénat témoigne de la manière dont les Medici se sont peu à peu forgés leur propre identité (qui est aussi une identité de classe) et ont usé de ce pouvoir économique et symbolique pour atteindre le pouvoir politique (la fameuse expression « prince de facto »).
Machiavelli le sait bien qui a écrit dans Le Prince un chapitre consacré à la libéralité et à la parcimonie. Il y critique les Medici à demi-mots : « si l’on veut maintenir parmi les hommes le renom d’être libéral, il est nécessaire de ne laisser de côté aucune espèce de somptuosité : de telle sorte qu’un prince ainsi fait consumera toujours, dans de semblables actions, toutes ses facultés » (ch. XVI) D’une part, maintenir un tel régime de dépense conduit les princes à augmenter les impôts, les rendant odieux à leurs sujets. D’autre part, la magnificence de Lorenzo de’ Medici l’occupa de telle manière qu’il en oublia les dangers extérieurs, contre lesquels, plutôt que s’adonner à l’eros de l’humanisme triomphant, il aurait mieux valu se préparer : preuve la manière dont la cité de Florence tomba entre les mains de Charles VIII en 1494 sans qu’il ait eu à mener bataille.
C’est encore à la fin du chapitre XXI que Machiavelli évoque la question du mécénat : « Un prince doit aussi se montrer amant des vertus en donnant l’hospitalité aux hommes vertueux et en honorant ceux qui excellent dans un art. » Il pense utile de mettre en place un système de récompenses, visant à encourager « quiconque pense à donner plus de grandeur à sa cité ou à son état ». Et selon la tradition romaine – panem et circenses – le voici qui conseille de « tenir les peuples occupés par des fêtes et des spectacles ». Le prince lui aussi y participe à sa manière, puisqu’il doit « donner de soi quelque exemple d’humanité et de munificence, en maintenant toujours la majesté de sa dignité ». Mécénat privé et public, artistes officiels (Vasari…), politique-spectacle, sans doute Machiavelli n’est-il guère novateur, et on le voit ici se faire l’écho des pratiques de son époque dans ce moment où une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie, connaît une ascension fulgurante.
Remontant le cours de l’histoire jusqu’à nous, on ne manquera pas de faire signe en passant vers la philosophie de Marx, rapprochant les deux humeurs du chapitre IX des deux classes qu’articulent les relations de production capitalistes. Le peuple et les grands, les prolétaires et les bourgeois : ceux qui n’ont rien et ne veulent pas être opprimés, et ceux qui ont tout et désirent opprimer et commander les autres. Autre question en passant : cette situation a-t-elle été fondamentalement modifiée par l’apparition de la classe moyenne ? Ou bien cette dernière n’est-elle que la conséquence de l’impérialisme des grandes puissances et de la prédation du capitalisme occidental ? Autre question : comment interpréter le fossé qui se creuse chaque jour davantage entre les 1% les plus riches, qui possèdent en 2024 43% de la richesse mondiale, et les 99% restant ?
Dans un mix de vérité effective et d’utilitarisme à l’anglaise, libéralisme et néo-libéralisme pourront alors être discutés à travers les pratiques des entreprises transnationales dans un monde globalisé. Néo-féodalisme des rapports de pouvoir au sein du secteur privé, mais encore dans ceux de l’économie souterraine. Et au niveau géopolitique, que faire des seigneurs nucléaires, des Etats vassaux et des guerres par proxy ? Quelle est la place du droit international dans de telles conditions ? Ce droit venu des Grecs et des Romains et auquel Machiavelli s’intéresse si peu…
Notre attention pourrait finalement se porter sur l’émergence des seigneurs de la tech, Bill Gates, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Elon Musk et compagnie. On parle depuis quelques années de techno-féodalisme : les plateformes numériques seraient en train de remplacer les marchés. Yannis Varoufákis, qui s’est défini lui-même comme un marxiste libertaire, présente les choses ainsi : « Les profits capitalistes (au sens des profits d’entrepreneur compris par Adam Smith et par Marx) disparaissent, alors que de nouvelles formes de rente s’accumulent dans les comptes des techno-seigneurs contrôlant et l’État et les fiefs numériques, dans lesquels du travail non payé ou précaire est effectué par les masses, qui commencent à ressembler aux techno-paysans. » (Sur le techno-féodalisme, 2022). Et pendant ce temps, analyse-t-il, ce sont les banques centrales qui, par la création de monnaie, incessante depuis la crise des subprimes en 2008, font tourner l’économie.
Alors, Le Prince comme recette du succès à l’ère du néo-techno-féodalisme ? Le philanthropisme des « grands » de la tech colore certes leur mainmise sur l’énergie et sur les données pour nourrir le big data ; mais la duperie et la ruse ne sont pas l’apanage de Machiavelli. En vérité, pour être machiavélien, encore faudrait-il faire de la politique, c’est-à-dire prendre le risque d’un jeu ouvert à n’importe qui ; et tel n’est bien sûr pas le cas de l’entreprise capitaliste, encadrée par les lois étatiques qui la protègent et les réseaux de cooptations qui l’isolent du « peuple ». Le capitalisme, du point de vue de Machiavelli, c’est l’écrasement du peuple par les grands, soit une situation de déséquilibre des humeurs au sein du corps politique qui ne peut pas se poursuivre indéfiniment. De tous ceux qui ont lu Machiavelli – Marx ou Mussolini, Gramsci, Macron, Elon Musk – chacun sans doute tire les leçons qui lui ressemblent.
7. Faire histoire : une méréologie
De toutes les histoires que nous racontons, que résulte-t-il ? Se mélangent-elles les unes aux autres, forment-elles un tout, produisent-elles un inconscient, sorte de créature à mille têtes qui participerait au déploiement de notre temporalité d’êtres historiques ?
Machiavelli insiste sur ce point : lors de l’acquisition d’un nouvel Etat, un prince doit prendre garde à ce qu’il fasse « tutto un corpo » avec celui ou ceux déjà en son gouvernement. Et je relis ses Histoires florentines et je spécule : en va-t-il de même des histoires ? Est-ce que tout nouveau livre écrit par un-e auteur-e vient prendre corps dans le tout-un-livre de sa vie – de nos vies ?
La méréologie est la science du tout et des parties. Sur des bases aristotéliciennes, elle fut développée durant le Moyen-âge tardif et la Renaissance. Mais pour le coup j’ai envie de sortir de la philosophie. Je ne suis d’ailleurs pas certain, comme le « prince des philosophes » l’a écrit, que la partie soit antérieure au tout. Vingt-cinq siècles plus tard Deleuze et Guattari auraient sans doute dit quelque chose comme : le tout et les parties sont contemporaines les unes des autres à la mesure de l’intensité qui les parcourt, ce qui signifie que le tout ne cesse de se transformer – non pas comme une masse avide qui s’incorporerait partie après partie, mais à la manière d’une chimère dont la forme et la disposition changeraient en fonction de qui la regarde, générant un potentiel d’action à chaque fois singulier.
Repartons dans l’autre sens : de la méréologie de Mille Plateaux au Decameron de Boccaccio, seulement six siècles mais tout une autre manière de faire histoire. En 1980 on préfère le rhizome à l’arbre et on opère par plis entre des textualités partielles, si bien que personne sans doute n’a jamais lu Mille Plateaux en entier. En 1350, le Decameron ce sont cent histoires empennées dans la peau d’un canard de dix jours, mais on ignore si ces plumes lui permettent de s'envoler ou si à la fin on le déplume de plus belle pour le tourner à la broche et le manger.
Boccaccio, il est là justement. Il est assis sur une souche, un arbre qu’on vient de couper, ça se passe dans le petit bois qui appartient à la famille Machiavelli, non loin de Sant’Andrea in Percussina. (J’y étais passé un jour, j’avais pris le bus, erré dans le village désert, puis un orage a éclaté et j’ai bien failli me prendre un éclair, « c’est pas passé loin » comme on dit, j’ai seulement fini trempé. Dans le bus du retour il y avait un chien mouillé, c’était moi.) Boccaccio assis sur une souche donc. Machiavelli, lui, s’est endormi sur l’herbe, après son labeur, et Boccaccio lui raconte une histoire, l’une des cents histoires du Decameron. Pour délasser quelqu’un comme Machiavelli, il faudrait bien quelque chose du goût de Tancredi et Ghismonda. Vous la connaissez ? Tancredi le père veut que sa fille fasse un mariage parmi la noblesse, voici donc Ghismonda qui se marie, mais son mari meurt à la chasse, et la voici veuve, de retour dans la maison de son père. C’est là que ça dérape, parce qu’elle s’éprend d’un page, Guiscardo. Arrive ce qui devait arriver, ils se retrouvent en cachette… mais le père les surprend. La réaction de Tancredi me fait penser à Zeus dans le mythe d’Aristophane : il a tellement peur de la puissance de l’amour qu’il fait tuer le page, et sert son cœur à sa fille, sur une assiette. Une assiette en argent. Les paroles de Ghismonda refusant de renoncer à l’amour sont parmi les plus belles de toute la littérature. Tandis qu’il écoute Boccaccio raconter son histoire, Machiavelli pense aux deux humeurs du corps social : le peuple et les grands. Il sait bien que ça ne se mélange pas facilement. On ne s’invente pas alchimiste (ou Héphaïstos) du jour au lendemain. Les deux amants ont néanmoins tenté le coup, ils ont osé, folie de la jeunesse sans doute, à moins que la faute n'en soit à un tournez-manège de la fortune, mise à l’épreuve qui s’adresse à qui voudra bien l’entreprendre. Si ça échoue pour ces deux-là, ça réussit pour mille autres, en d’autres lieux, d’autres temps. Fascinant comme tous les personnages y jouent leur partition à la perfection, et comme il en résulte un échec qui a tout d’une réussite. La malignità di fortuna est un fabuleux contrepoint.
Et avec le contrepoint on nage en pleine musique baroque. Saviez-vous que Machiavelli écrivait des poèmes ? L’un d’eux fut mis en musique, par Philippe Verdelot : O dolce nocte (on le trouve sur Youtube). Ce poème est en fait un interlude de sa pièce La Mandragola, écrite vers 1518 et représentée pour la première fois en 1526, sur laquelle Verdelot et lui collaborèrent. Là ce n’est plus Ghismonda et Guiscardo, c’est plutôt du Molière avant la lettre, c’est une farce, une farce ni bête, ni méchante, une vraie farce de mécréant anticlérical cependant.
Quand on fait histoire, il est toujours question à un moment donné de comment on va la faire tenir, « toute seule » pour ainsi dire, comme un livre semble seul, petite somme de magie tenue entre une couverture et un dos et qu’il faut feuilleter et aérer de temps à autre. Le contrepoint permet de faire tenir le chant. La malignità di fortuna, de faire tenir l’histoire de nos déconvenues. C’est quand on s’est habitué à être triste qu’on fait le plus volontiers le pitre, n’est-ce pas ? Un roi a grand besoin d’un bouffon. Ou comme disait Nietzsche : tout philosophe a besoin d’un poète.
Alors, à l’âge du storytelling, où sont-ils passés, nos bouffons et nos poètes ? Quelles histoires pour nous soulager de l’impératif catégorique, de la société de contrôle et du narcissisme consumériste ? Quelles histoires pour nous permettre un pas de côté hors des incitations, assignations, injonctions, censure et compagnie ? Comment racontons-nous nos histoires aujourd’hui, comment faisons-nous histoire de tout ce que dégurgitent les médias, de toutes les prises de position sur les réseaux sociaux ? Pour faire face à l’accélération de la société théorisée par Hartmut Rosa, suffit-il de créer des foyers de résonance pour tout faire tenir ? Mais alors cahin-caha, pas en ligne droite. Peut-être en cercle. La grande histoire c’est de toute façon terminé. C’était la leçon que tirait Frank Herbert à la fin de L’empereur-dieu de Dune : nous sommes entrés dans l’âge de la Dispersion.
Pour fuir le réchauffement climatique, un groupe de dix jeunes gens sont partis à la campagne. Ils font une détox de technologies, et pour éviter que les flics les écoute, ils ont mis leurs portables dans le frigo. Et chaque jour, en attendant que ça se calme, ils se racontent des histoires…
8. Machiavelli et l'astrologie
La fortune est une notion couramment utilisée au Moyen-âge, durant la Renaissance et jusqu’à l’orée de la modernité. De Dante à Descartes, en passant par Boccaccio, Christine de Pizan ou encore les poètes de la Pléiade, il y aurait toute une étude à mener entre littérature, philosophie et croyances populaires. Elle nous conduirait à nous pencher sur le rôle de l’astrologie – les douze segments de la roue et les planètes qui s’y déplacent – à une époque où cette dernière est concurrente de la Providence chrétienne d’une part, du sens antique du destin d’autre part, au croisement des cultures grecque et latine, chaldéenne, chrétienne et arabo-musulmane.
La question m’intéresse ici dans un cadre spécifique : est-ce qu’une pensée politique, celle de Machiavelli, qui opère dans une vision du cosmos héritée d’Aristote et de Ptolémée, peut encore avoir quelque chose à nous dire après Copernic, Galilée, Newton et Einstein ? La pensée de Machiavelli est-elle teintée de géocentrisme au point que nous devions invalider ses conclusions, quoique ces dernières semblent si peu se soucier de cosmologie ? Dans son livre The Machiavellian Cosmos (1992), Anthony J. Parel refuse ainsi à l’œuvre de Machiavelli toute pertinence, sur l’argument que ses prémisses anthropologiques et cosmologiques sont dépassées. Mais n’est-ce pas entendre la thèse de Thomas Kuhn sur les paradigmes scientifiques de manière trop littérale ?
Je m’accorde avec Parel sur un point : contrairement à Leo Strauss, je ne vois pas en Machiavelli un « moderne » porteur d’une volonté de contrôler la chance. Mais là où Parel rejette cette modernité au titre que Machiavelli demeure ancré dans le cosmos aristotélicien et détermine l’action politique en regard d’une fortune colorée d’astrologie, je la rejette parce que je ne trouve pas chez Machiavelli de volonté de contrôler la chance : il invite bien plutôt à composer avec elle. Et composer avec la chance, les êtres humains le font depuis des milliers d’années, les premières traces d’une science interprétatives des astres datent d’il y a au moins 5000 ans, il n’y a pas là rupture de paradigme. J’irai encore un peu plus loin : Machiavelli n’est pas un moderne parce que la modernité est une catégorie historique résultant d’une perspective dont l’observateur prétend s’être absenté. Or dans sa manière de considérer l’histoire, de la raconter, de la faire, Machiavelli situe son savoir : il n’y a de fortune que relative à une virtù, comme il n’y a de texte que rapporté à un lecteur.
Si je conteste la thèse de Parel quant à l’invalidité de la pensée de Machiavelli dans un contexte moderne, c’est donc aussi parce que je conteste son interprétation de l’astrologie. Oui, Machiavelli fait usage de la notion de qualité des temps, oui, il recourt à l’avis d’astrologues, mais il n’en fait pas un usage littéral. Les notions de fortune et de qualité des temps servent bien plutôt chez lui une approche expérimentale du devenir historique. En effet, si la qualité d’une époque est matière d’interprétation, les astrologues ne font pas exception : leurs interprétations du mouvement des astres n’a de systématique qu’à travers les occasions d’interprétations dont ils se saisissent. En d’autres termes, il est nécessaire que des événements soient perçus comme tels pour que les astrologues puissent les interpréter, et, à partir de ces interprétations, opérer des projections vers des événements à venir, déterminant ainsi des occasions d’interprétations en suspens. Les astrologues se trouvent donc dans le sillage de la vérité effective qui les impacte, et au principe d’effets discursifs qui produisent une narration lorsque, et seulement lorsque, les événements ultérieurs concourent à sa validation. Le reste est vite oublié, comme sont oubliées les prévisions météo au moment où survient le temps désiré. Et au passage, combien d’événements invisibles comme tels, absous de toute historicité ?
De ce constat, je conclus que l’astrologie n’a pas besoin d’être une science exacte, que là n’est pas sa vocation. Le savoir qu’elle peut offrir est un savoir en mouvement, du mouvement. Elle s’écrit sur l’eau. Elle est une science des images qui se dessinent sur les rivières héraclitéennes.
Lorsque la modernité refuse à l’astrologie le titre de « science », elle lui applique ses propres critères sans se mettre elle-même en perspective. La modernité n’échappe pas au devenir, mais la forme qu’elle s’est inventée par le passage au temps zénithal y prétend. C’est Leonardo Da Vinci en 1502, dessinant la carte d’Imola, première carte « vue du ciel ». Ce seront plus tard Copernic et Galilée modifiant la perspective cosmique en retrouvant l’héliocentrisme d’Aristarque de Samos. La matière cesse de tomber vers le centre de la Terre, comme le pensait Aristote, et se trouve bientôt maintenue en orbite autour du soleil par la force de gravitation. Ce seront plus tard les avions puis les satellites, et l’illusion produite par les technologies que les vies sont entièrement mesurables, calculables, objectivables. Illusion, parce que comme Machiavelli le dit si bien, le peuple regarde le prince autant que le prince regarde le peuple ; mais illusion effective. Donna Haraway l’a appelé « the conquering gaze from nowhere » : cette manière de jouer à Dieu par l’intercession des moyens techniques visant la maîtrise et la possession d’une nature artificiellement séparée de l’agent humain qui la contemple.
Alors l’astrologie, une « pseudo-science » ? Comme si tous les savoirs n’étaient pas toujours en attente d’être dépassés, et comme si l’inexactitude ne faisait pas signe vers tout ce que nous ignorons.
La Renaissance fut l’un de ces moments où, parce que les interprétations dominantes semblaient échouer, une suspension du règne du littéral rendait possible que magie et science, poésie et philosophie, vivent de concert. Dans un tel temps, le sens du langage comme métaphore est plus net et plus habité. Mais cela dura peu de temps et la force de la réaction fut dévastatrice. Un Giordano Bruno put penser par inférence qu’il existait des planètes sans nombre peuplées par d’autres formes de vie : l’Inquisition le mit à mort sur le bûcher. L’Eglise de Rome et les pouvoirs impérialistes européens refusaient ainsi aux esprits la liberté de penser et d’imaginer, tout comme ils abolissaient aux peuples non-blancs et non-chrétiens leur capacité à s’auto-déterminer.
Laissons-nous donc être intrigué par notre relation avec les croyances anciennes. Lâchons un instant nos certitudes, faisons de la place dans notre esprit. Comment se fait-il que, environ 5000 ans après sa première apparition en Mésopotamie, nous utilisions encore l’astrologie aujourd’hui comme outil de connaissance, nous qui « savons » tout de la précession des équinoxes ? D’il y a 5000 ans également datent les premières traces connues d’écriture littéraire… mais alors : qu’est-ce que l’effectivité d’une histoire, d’un récit, d’une vision du cosmos ?
Parlant des usages contemporains de l’astrologie, Alice Sparkly Kat écrivait en 2021 : « A lot of people, whether they’re millennials or boomers, white or other, queer or cisnormal, have told me they were first attracted to astrology because it seems to offer a way to talk among ourselves about ourselves without having to address the trappings of identity. Rather than talking about ourselves within the typical categories of race, gender, and class, people want to build community around identities that feel authentic and close. Astrology fans want identity to be as complex as humanity. » (Post-colonial astrology, p. 9) Si nous existons dans un face-à-face avec la fortune, n’est-il pas évident que ses rivières aussi bien nous traversent, que nous sommes à nous-mêmes et les couleurs et la roue ? N’est-il pas temps alors de plonger nos mains dans ces images ?
Alice Sparkly Kat consacre ainsi son livre à la question des contenus symboliques hérités de l’Antiquité grecque et surtout romaine : par exemple, ce que cela signifie aujourd’hui de dire que la constellation du Sagittaire est gouvernée par Jupiter, et de Jupiter qu’elle est une planète symbolisant l’expansion et la souveraineté. Mars, planète guerrière ? Cela veut-il dire qu’il y aura toujours la guerre ? Que comprend-on par « la guerre » ? Vénus, une planète « féminine » ? Comment ces symboles anciens viennent-ils jouer dans notre histoire, et comment intégrons-nous le sens de l’histoire dans notre manière de comprendre et d’orienter ces symboles, dans nos interprétations ?
9. En attendant le hasard
Entre fortune et astrologie, le concept de qualità dei tempi a partie liée avec les planètes dites « chronocrates », dans la détermination du point auquel il convient de mener telle ou telle action, de telle ou telle façon. Or dès que l’on comprend la fortune dans cette perspective, la dimension qui en fait une dispensatrice de hasard est escamotée, voire annulée. Si c’est le mouvement des planètes qui décide de la qualité des temps, alors il n’y a pas de hasard : la fortune cesse d’être aveugle lorsque les astrologues lui prêtent leurs yeux et leur langage. Certes, elle n’est pas « exacte », cela tous les astrologues le savent – mais elle est « inclinée », « colorée », déterminant un spectre dans le domaine de l’accident.
Je maintiens cependant que Machiavelli ne renonce pas au hasard, c’est-à-dire, dans sa forme liminal, à un principe d’indétermination logé au cœur du devenir. C’est le sens de sa métaphysique de l’à peu près, qui ne l’empêche par ailleurs nullement de faire usage de l’astrologie dans une pragmatique de l’élan qui sait comment l’invention de l’histoire est concomitante du rôle qu’on veut y jouer. Pour le Florentin, le sens de l’histoire est toujours en jeu ; le sérieux de l’existence, sa nécessité, est à chercher du côté de la vérité effective. Ainsi la fortune demeure-t-elle gnoséologiquement et principiellement imprévisible, rempart de la nature contre toute transcendance.
Mais c’est encore politiquement que l’imprévisibilité de la fortune m’intéresse, en ce qu’elle semble s’établir comme règle de distribution égalitaire. Égalitaire, parce que n’importe qui peut gagner à un jeu de hasard, parce que n’importe qui peut être appelé à jouer un rôle que la trame antérieure des événements ne laissait pas prévoir. Or le domaine politique étant une propriété humaine, n’importe qui peut y connaître succès et défaites. C’est le sens de l’ouverture de l’adresse du Prince, lorsque Machiavelli dit vouloir écrire « chose utile à qui l’entend » (ch. XV) : princes et gens du peuple, vieux ou jeunes, femmes ou hommes, Bélier, Cancer, Scorpion ou Capricorne, qu’importe. À partir du moment où vous entrez dans le jeu, une part de hasard y joue aussi. Les conditions du jeu ne sont donc pas entièrement fixées, la fortune étant au principe des interjections de hasard qui en rendent le devenir obscur.
Du hasard en politique, on connaît un précédent, c’est la démocratie athénienne. Parmi les citoyens d’Athènes, les charges administratives étaient distribuées par tirage au sort, afin d’éviter la mainmise des puissants et des lignées sur le gouvernement de l’Etat. Ce rôle du hasard doit néanmoins être précisé en rappelant que les citoyens constituaient une minorité de la population : n’étaient citoyens que des individus de sexe masculin, de parents athéniens, et propriétaires terriens. Voici le hasard circonscrit dans le cercle d’une cooptation bien étroite… une réalité que l’idéalisation contemporaine de la démocratie athénienne présentée comme l’ancêtre des « démocraties » occidentales passe généralement sous silence.
Dans La haine de la démocratie, Jacques Rancière semble oublier lui aussi ce fait dans sa discussion du rôle du hasard dans la Grèce classique et au-delà. Il n’en conduit pas moins une analyse très fine de la dynamique de l’égalité et des inégalités dans ce contexte, se penchant notamment sur les stratégies de Platon pour défaire la démocratie à travers une limitation du domaine du hasard (cf. le chapitre intitulé « La politique ou le pasteur perdu »). Limiter et non supprimer, car si pour Platon le bon gouvernement, seul susceptible de justice, doit être placé entre les mains des philosophes, il ne peut cependant se passer d’une part de hasard, tant ce dernier permet de remettre en doute – et en route – toute opération de légitimation du pouvoir (par l’âge, l’origine sociale, la force ou la connaissance), questionnement dont le philosophe est aussi l’agent et le produit.
Dans le célèbre mythe d’Er qui clôt La République, Platon fait un usage du hasard qui, à cet égard, ne trompe pas. Suite à leurs décès, les âmes sont guidées jusqu’au trône de Nécessité. Nécessité est entourée de ses filles, « les Moires, vêtues de blanc, la tête couronnée de bandelettes, Lachésis, Clotho et Atropos » qui filent, tissent et coupent les fils des vies individuelles. La suite se passe en deux temps. Tout d’abord un proclamateur va jeter devant les âmes présentes les sorts qui vont décider de l’ordre de passage de chacune ; ensuite vient le moment, selon cet ordre issu du hasard, pour chaque âme de choisir la vie qu’elle désire mener lors de sa prochaine incarnation :
Un proclamateur les plaça dans un certain ordre, puis, prenant sur les genoux de Lachésis des sorts et des modèles de vie, il gravit les gradins d’une tribune élevée et déclara : « Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître, chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas responsable. »
Sur ces mots, il jeta les sorts sur eux tous, et chacun ramassa celui qui était tombé près de lui, sauf Er lui-même, à qui on ne le permit pas. Et quand chacun eut ramassé son sort, il sut clairement le rang qui lui était échu pour choisir. Après cela, il poursuivit en plaçant devant eux, étalés sur le sol, les modèles de vie, le nombre en était de beaucoup supérieur à celui des âmes présentes. Il y en avait de toutes sortes.
Reprenant la formule de Socrate « la vie non-examinée ne vaut pas la peine d’être vécue », et réduisant la part du hasard à son strict minimum, Platon met l’accent sur le choix d’une vie plutôt que sur le rôle égalisateur du hasard. Le tirage au sort n’intervient que pour décider de l’ordre de passage, mais ce dernier est secondaire au vu de la quantité de vies disponibles.
Les choses se passent autrement chez Machiavelli puisque nous ne choisissons pas notre vie, mais nous trouvons saisis dans un concordat singulier avec la qualité des temps (l’expression « concordiano insieme », ch. XXV). Ce que nous sommes maîtres de choisir – et pour autant que nous désirions prendre le risque de la Fortune – ce sont seulement les occasions que nous ferons nôtres, des occasions aimantées par notre caractère et nos habitudes (cf. l’exemple de Jules II au ch. XXV, qui d’après Machiavelli n’aurait pas été capable de changer ses manières d’agir, étant âgé et ayant toute sa vie suivi la même méthode). Si Platon et Machiavelli se rejoignent sur l’idée que bien choisir est le propre de la sagesse, ils se distinguent ainsi sur les conditions du choix.
Chez Platon, le choix d’une vie nous est imposé, et tout se passe, dans l’image proposée par le mythe, avant de naître : manière de dire qu’il est possible, pour le contemplatif, de s’extraire de la vie et de l’évaluer sans que ce choix soit teinté par l’intérêt. L’âme non-philosophe vise dès lors la satisfaction de ses désirs, ce dont il résulte soit un mauvais choix (la tyrannie) soit un choix qui de toute façon n’atteint pas au choix le meilleur (la vie philosophique). Chez Machiavelli à l’inverse, nos choix (au pluriel) s’exercent au gré des flux de fortune où nous sommes pris ; si bien que si nous ne choisissons pas, d’autres forces « choisissent » pour nous, qui ne sont pas seulement nos passions mais aussi et surtout des forces sociales et politiques.
On rencontre cette même différence sur la question du désir de gouverner. Contrairement à Platon pour qui le gouvernement doit être confié au philosophe en tant qu’il ne désire pas le pouvoir, chez Machiavelli le désir de pouvoir joue un rôle essentiel et s’inscrit dans une conception de l’action qui enveloppe l’intérêt. On l’aura compris : pour le Florentin il n’existe pas de jugement qui ne soit coloré par l’intérêt, et toute philosophie qui prétendrait le contraire s’attacherait « à l’image qu’on a des choses » plutôt qu’à leur effectivité, à la façon dont « on devrait vivre » plutôt qu’à la façon dont on vit (ch. XV), philosophie idéaliste qui conduit individus et gouvernements à la ruine.
Qu’il n’y ait pas de position d’extériorité possible implique que la sagesse n’est pas le fruit de la contemplation désintéressée, mais de l’intérêt aux prises avec lui-même, puisque seul l’intérêt faisant l’expérience de sa propre effectivité peut apprendre à se connaître, en face de situations aussi diverses que la fortune lui en présentera. L’immanence du choix machiavélien est ainsi assurée, semble-t-il, par le 50/50 de notre relation à la fortune, où il ne s’agit pas d’une négociation entre des pouvoirs d’agir, mais d’un accord formulé quant aux conditions de l’agir. Qu’il soit question d’un nouveau prince ou d’un prince par hérédité, des luttes au sein d’une république ou encore d’une situation d’anomie, à chaque fois la situation met aux prises des individus qui prennent le risque de l’initiative et de l’auto-détermination en face d’une somme indéterminée de hasard pouvant leur être favorable ou défavorable – somme dont ils font eux-mêmes partie. Tourné vers l’action, Machiavelli estime que c’est ainsi dans les moments de passage d’un temps à un autre que la question du choix atteint son seuil critique d’intensité dans la détermination du devenir : c’est dans de tels moments que la virtù comme mesure d’un face-à-face avec la fortune se fait jour ; dans ces moments où la fortune est la plus mutable, que la relation à l’imprédictibilité donne à voir la liberté d’action dont un agent – individuel ou collectif – est capable.
Ce qui se joue, ce serait donc la détermination de la liberté. Une liberté qui n’est pas un donné, mais la résultante de l’exercice de la virtù dans son dialogue immanent avec la fortune.