Éléments de contexte historique, culturel et social
1. Situation historique 2. Cultures et croyances dans l'Italie du 15ème siècle 3. Mutations sociales et luttes de pouvoir 4. La Renaissance florentine
1. Situation historique
Niccolò di Bernardo dei Machiavelli (1469-1527) fut un diplomate, philosophe, historien, écrivain et poète de la Renaissance. Il est né et mort à Florence et a partagé le destin de sa ville pendant ces années de grandes mutations que furent les guerres d'Italie.
Détail d'une vue de Florence vers 1490 (l'étoile signale la maison des Machiavelli)1.
La naissance et la mort de Machiavelli peuvent être mises en parallèle avec deux événements majeurs : en 1469, Lorenzo de' Medici, dit « le Magnifique », devient le dirigeant de facto de Florence, couronnant le succès de sa famille dans le secteur bancaire alors florissant. L'année 1527 est quant à elle demeurée célèbre pour le sac de Rome qu’y menèrent les armées de Charles Quint, empereur du Saint-Empire romain germanique et roi d'Espagne.
L'Italie n'existait pas alors en tant que territoire souverain et unifié. Plusieurs cités-États régnaient sur des villes plus petites et sur de vastes régions essentielles pour leurs ressources (en italien, le contado), se disputant territoires et influence, et s'opposant aux tentatives des étrangers de prendre pied dans la péninsule. Une carte des puissances de l'Europe de 1469 indiquerait les royaumes espagnols à l'ouest (Castille et Aragon, bientôt unis par le mariage), le royaume de France au nord-ouest, le Saint-Empire romain germanique au nord, et l'Empire ottoman à l'est, qui, depuis la chute de Constantinople en 1453, représente désormais une menace. Florence se trouve à un carrefour de cultures et d'appétits commerciaux et politiques.
Carte politique de l'Europe vers 1469 (l'étoile signale la ville de Florence)2.
2. Cultures et croyances dans l'Italie du 15ème siècle
Si l'Italie n'existait pas en tant que nation3, l'unification de la péninsule avait été réalisée dans le passé par les Romains, un souvenir demeuré prégnant. La culture romaine est omniprésente : dans les bâtiments ou les ruines, dans les lois et les coutumes, dans la religion, la littérature et la philosophie. Et bien sûr, la langue : alors que dans les différentes régions d'Italie les gens parlaient divers dialectes italiens, la maîtrise du latin était obligatoire pour les affaires d'État et de religion, divisant la société selon le niveau d'éducation.
Les traces laissées par les Romains sont alors si vivaces que lorsqu'un prince caresse l'idée de conquérir tout le pays, l'idée de s’inscrire dans la continuité du destin romain n'est jamais loin. Mais une question se pose immédiatement : veut-on s’inscrire dans la continuité de la République romaine ou de l'Empire ? Les Romains ayant connu les deux formes de gouvernement et leurs conséquences, les Italiens de l'époque médiévale et de la Renaissance se positionnent par rapport à cet héritage. La réponse donnée n’est ainsi pas seulement une question d'ambition, mais naît d’un sentiment d'identité lié aux mentalités et traditions politiques locales.
Un deuxième facteur culturel essentiel au développement de la Renaissance italienne fut le pouvoir de l'Église catholique, qui avait alors une fois de plus4 son siège – le Saint-Siège – dans la « ville éternelle ». Depuis Rome, les papes gèrent de vastes territoires connus sous le nom d'États pontificaux et en tirent profit. Mais bien plus influent que ce pouvoir temporel (≡ concerné par le monde où les humains vivent et meurent) était le pouvoir spirituel de l'Église (≡ concerné par l'éternité et la Parole de Dieu). Le pape, en tant que représentant du Christ sur Terre, avait le pouvoir de pardonner les pécheurs, de couronner les empereurs et de dissoudre les mariages, mais aussi les contrats politiques ou commerciaux. Il ne participait donc pas seulement à la légitimité des souverains, mais jouait un rôle d'arbitre et, le plus souvent, d'acteur, dans toutes les luttes de pouvoir. Comme l'a montré le Grand Schisme d'Occident, ce pouvoir de l'Eglise n'avait pas échappé à l'attention des rois et princes d'Europe, qui tentèrent de ne pas laisser l'Eglise prendre de court leurs propres ambitions.
Il n'en demeure pas moins que les croyances chrétiennes, inspirées par les textes sacrés et diffusées par les cultes et les institutions, ont eu une influence majeure sur les populations de la Renaissance et au-delà : vivre selon les dix commandements5, mener une vie vertueuse6 et dépourvue de vices7, et suivre les traces de Jésus-Christ, dans l'espoir que Dieu au moment du Jugement dernier leur accorde la vie éternelle.
Une troisième influence culturelle est celle du monde antique : le monde d’avant l'ère chrétienne. Tout en étant chrétiens, les gens de la Renaissance italienne vénéraient d'anciens dieux originaires de la Grèce antique et d'ailleurs, à qui l'on confiait non le salut de son âme, mais ce qui concernait la vie matérielle et les activités quotidiennes. Un exemple de cette coutume est la croyance en la déesse romaine Fortuna (identifiée à la déesse grecque Tyché), d'où découle le concept utilisé et réinventé par Machiavelli. Fortuna était souvent représentée en train de tourner une roue, dont le mouvement détermine les circonstances favorables ou défavorables aux actions de chacun-e. Pour qu'une entreprise réussisse, il faut trouver le « bon moment » ; et inversement, les entreprises les mieux préparées peuvent échouer si le moment n'est pas propice. Aveugle au statut social, Fortuna était également perçue comme une expression de la justice cosmique.
Fortuna, les yeux bandés, fait tourner la roue8.
La roue de la Fortune était étroitement liée à l'astrologie, héritée des Chaldéens et des Égyptiens. En effet, l'astrologie était considérée comme la science du "bon moment" : une tentative de donner sens au monde en observant les mouvements cycliques des astres. Si l'on observe les tensions qui existaient entre les différentes croyances de l'époque, on constate que l'astrologie a pu être à la fois un moyen de contrecarrer la transcendance de la foi chrétienne (Dieu est omnipotent et décide de tout, alors que les astres ont une influence qui peut être surmontée) et d'atténuer ses contradictions internes (Dieu est le bien absolu et ne peut être tenu pour responsable du mal dans ce monde, alors que les astres peuvent l'être). Néanmoins, c'est dans la vie pratique que l'astrologie trouvait sa principale utilité, ce qui explique que les monarques et membres de la noblesse – ainsi que de nombreux papes – ait eu son astrologue privé. À cet égard, il est essentiel de noter que l'astrologie va au-delà de la superstition. Non seulement parce que de nombreux astronomes de l'époque, Johannes Kepler par exemple, étaient également astrologues, mais aussi parce que l'astrologie offrait la vision d'un monde dans lequel, suivant les enseignements des Anciens, les événements pouvaient être anticipés, stabilisant ainsi l'imprévisibilité du devenir à l’intérieur d’une telle matrice.
Enfin, les philosophies grecques font un retour en force sur la scène culturelle européenne à partir du XIe siècle. C'est grâce au monde arabo-musulman et à ses brillants traducteurs et philosophes, que la tradition grecque ne s'est pas perdue avec la chute de l'Empire romain. Par cette route, ce sont de nombreux textes, idées et techniques, ainsi que de nouvelles découvertes qui vont peu à peu pénétrer en Europe (prenons l'exemple des chiffres arabes9, et en particulier le 0, que les Arabes avaient emprunté aux Indiens et que les Grecs ne connaissaient pas). Du fait des Croisades chrétiennes (qui s’achèvent vers la fin du 13ème siècle) et des États musulmans de la péninsule ibérique (connus sous le nom d'Al-Andalous, jusqu'à la fin du 15ème siècle), les deux cultures eurent plusieurs occasions de se rencontrer. Mais la rivalité était intense et les chrétiens rejetaient souvent les connaissances provenant des musulmans parce que ces derniers ne partageaient pas leurs croyances. Avec le temps, cependant, les écrits d'Aristote seront de nouveau lus en Europe.
Les dialogues de Platon parvinrent jusqu'en Italie par une autre route, celle qui reliait Venise à l'Empire byzantin. Par le biais de missions diplomatiques ou de voyages commerciaux, les Italiens rapportèrent les premiers parchemins de textes de Platon, des parchemins qui demeurent cependant illisibles puisque la connaissance de la langue grecque s'est entre-temps perdue dans la péninsule. L'Italie devra attendre la conquête de Constantinople par Mehmed II en 1453 pour que les érudits byzantins capables de l'enseigner émigrent vers l'ouest. Probablement le plus célèbre traducteur italien de la Renaissance, Marsilio Ficino rendit accessibles aux lecteur-trice-s latin-e-s toutes les œuvres de Platon, ainsi que plusieurs traités des néo-platoniciens et de la tradition hermétique. Avec l'aide de Cosimo de' Medici, il fonde une nouvelle Académie à Florence, sur le modèle de celle que Platon avait créé à Athènes. Ficino fut également le précepteur de Lorenzo de' Medici.
3. Mutations sociales et luttes de pouvoir
Depuis l'époque des Croisades, une autre classe sociale devient peu à peu le moteur des changements à venir : les marchands. De plus en plus mondialisés grâce aux nouvelles routes terrestres et maritimes, ils se sont rapidement rendus irremplaçables.
Au Moyen-Orient, les Vénitiens ont des comptoirs à Alexandrie, Bagdad et Jérusalem depuis le 11ème siècle, mais ils les perdent lors de la conquête arabe qui se termine en 1291 par le siège d'Acre. À l'est, des comptoirs sont installés jusqu'à la Mer Noire par les Génois et les Vénitiens, et de nouvelles routes terrestres sont ouvertes vers l'Extrême-Orient. À l'ouest, les routes maritimes et terrestres permettent bientôt aux marchands et aux banquiers de Venise, Gênes, Pise, Milan, Florence et d'autres villes plus petites de faire des affaires en France, en Allemagne, en Espagne, dans les Flandres, en Angleterre et en Écosse. Toute cette activité commerciale a facilité la transmission d’informations, d'opinions et d'histoires, et, comme mentionné plus haut, de connaissances et de techniques. Il en a été de même pour les virus : selon une hypothèse, la peste bubonique – également appelée peste noire – est arrivée en Europe par la route de la soie et s'est ensuite rapidement répandue sur tout le continent en suivant les routes commerciales. L’épidémie atteint son pic en Europe entre 1347 et 1351, tuant 30 à 60 % de la population européenne totale.
Pour les marchands, mener leurs activités à l'étranger implique toujours des risques importants : perdre un navire et sa précieuse cargaison en mer, ou se faire brigander sur le chemin du retour. C'est ainsi que s'est développé le capitalisme naissant : afin de partager les coûts de ces expéditions, des assurances et des entreprises communes ont été inventées. Pour renforcer ce dispositif, de nouvelles monnaies sont créées dans la seconde moitié du 13ème siècle, d'abord à Florence (le florin d'or) et à Gênes, puis à Milan et à Venise, qui deviendront bientôt des monnaies de référence dans toute l'Europe. Les banquiers italiens10 prospèrent rapidement et ouvrent des succursales dans d'autres pays, prêtant bientôt de l'argent aux rois, aux princes, aux ducs et aux papes, de l'argent utilisé dans les guerres notamment. Les banquiers se prêtent également de l'argent entre eux et/ou se font concurrence. Ils participent intensément à la vie publique, poussés par leurs ambitions personnelles et servis en cela par une organisation centrée sur la famille (les Medici à Florence, les Fugger en Bavière).
Grâce à la richesse générée par le commerce et la banque, les villes italiennes se développent et gagnent en autonomie. Au début du 13ème siècle, on assiste à l'émergence des communes, villes indépendantes gouvernées localement et régnant sur une zone de pouvoir politique et économique, appelée contado. Au fur et à mesure qu'elles grandissent et deviennent plus puissantes, certaines se transforment en républiques (généralement gouvernées par différents conseils auxquels une partie variable des membres les plus riches de la population avait accès), d'autres en principautés, dans un jeu de pouvoir complexe entre la noblesse, la papauté, la classe marchande montante et le peuple.
Un examen plus approfondi nous montre à quel point les différentes cités-États du nord de la péninsule étaient étroitement imbriquées les unes dans les autres. Sur la carte ci-dessous, représentant les zones d'influence politique en 1499 (un an après que Machiavelli soit devenu secrétaire de la seconde chancellerie de la République de Florence), on note l'importance à l'est de la République de Venise ; au nord, du duché de Milan ; au sud, de la petite République de Sienne, et des États pontificaux ; et plus au sud, du royaume de Naples, qui était en fait aux mains du royaume d'Aragon (Espagne).
Carte politique de la péninsule italienne en 149911.
Au cours des 14ème et 15ème siècles, les frontières changent constamment et n'ont jamais été marquées physiquement, sauf par des éléments naturels (rivières, montagnes, etc.). Une ville vassalisée pouvait prendre son indépendance vis-à-vis de son seigneur lors d'une période de troubles. Prenons l'exemple de Pise, importante dans la vie de Machiavelli : Pise était tombée aux mains de Florence en 1406, mais retrouve son indépendance en 1494, lorsque le roi de France, Charles VIII, traverse son territoire pour envahir le royaume de Naples. Cette indépendance sera cependant de courte durée, puisque les Florentins reconquièrent Pise en 1509 (avec les milices que Machiavelli avait organisées). Ce n'était pas seulement une question de prestige ou de ressources : Pise était synonyme d'accès à la mer et, alors que les marchands florentins avaient été contraints de payer les services d'armateurs vénitiens ou génois, avec Pise ils pouvaient désormais développer leur propre flotte.
Comme l'a écrit Machiavelli, chaque cité-État veut « se maintenir » et, pour cette raison, cherchant sa propre expansion, cherche aussi à ce que les autres ne deviennent pas trop puissants. Ce que les cités-états italiennes recherchent au cours des 15ème et 16ème siècle, c'est un équilibre sophistiqué des pouvoirs à l'échelle de la péninsule qui puisse tourner à leur avantage. Cela se produira temporairement autour de Florence au cours des années du règne de Lorenzo de’Medici. Son grand-père, Cosimo l'Ancien, avait été l'artisan de ce fragile équilibre, utilisant des moyens financiers et politiques afin de créer une situation complexe d'alliances et de dettes12. Cependant, à la mort de Lorenzo en 1492, l'équilibre est rompu et l'arrivée de Charles VIII en 1494 marque le début de la période de conflit connue sous le nom de guerres d'Italie, qui durera jusqu'en 1559.
4. La Renaissance florentine
Le terme utilisé pour décrire la période allant de la fin du 14ème à la fin du 16ème siècle, « la Renaissance » (en italien : il Rinascimento), pose de nombreuses questions. En quoi s'agit-il d'une renaissance, et pour qui ? Comment en est-on arrivé à la nommer ainsi ?
La définition habituelle de la Renaissance en fait une période-pont entre la période médiévale et la période moderne ; mais il est évident que la période médiévale peut être considérée à son tour comme une période-pont entre l'Antiquité tardive et la Renaissance, tout comme la période dite moderne sera considérée un jour comme une période-pont avec ce qui suivra.
La Renaissance a également été appelée la fin de l’âge sombre. Cette dernière expression a été inventée par Francesco Petrarca, poète et érudit florentin du 14ème siècle, qui entendait unir sa propre culture chrétienne à l'héritage de la civilisation romaine, la plus grande qui ait jamais existé à ses yeux : cet âge n'était-il pas « sombre » justement parce que Petrarca le critiquait et désirait le changement ? Cette vision fut encore popularisée par les historiens du 19ème siècle (à une époque où le projet d'unité nationale de l'Italie se trouvait dans une phase critique), mais a été combattue depuis. S'il est vrai que la plupart des œuvres philosophiques, artistiques et littéraires des Grecs et des Romains ont été « perdues » pour les pays d'Europe occidentale après le sac de Rome en 410, les écrits d'Aristote et de nombreux scientifiques et philosophes musulmans sont arrivés en Italie et dans d'autres pays d’Europe bien avant le 14ème siècle.
L'image de « dix siècles de ruines et de superstitions » n'est donc qu'un cliché. Depuis le 12ème siècle, dans les universités nouvellement créées (Bologne en 1088, Paris en 1150, Oxford en 1167), la philosophie scolastique13 se développe et atteindra son apogée aux 13ème et 14ème siècles. L'art gothique apparaît à la fin du 12ème siècle et s'épanouira jusqu'à la fin du 15ème dans toute l'Europe. Alors qu’est-ce qui a changé entre ces deux « époques » ? Qu'est-ce qui a changé, entre l’art gothique où les affects dominants sont liés à la piété, la peur et l'espoir, et l’art de la Renaissance, dès le milieu du 15ème siècle à Florence, où la beauté, la liberté et l'harmonie deviennent dominantes à la fois dans les arts et dans la philosophie ? La réponse rapide est : Platon a remplacé Aristote, les marchands ont pris la place des prêtres, et la relation qui unissait Dieu et les êtres humains a été renversée en faveur de ces derniers.
Le développement de l'humanisme (terme inventé à la fin du 18ème pour exprimer l'idée que la connaissance devrait commencer avec les humains et les sciences humaines, plutôt qu'avec Dieu et la théologie) est au moins aussi ancien que Protagoras, célèbre pour sa phrase « l'humain est la mesure de toutes choses ». Mais ce qui s'est produit dès le 13ème siècle, à Florence14, c'est un changement fondamental dans la mentalité chrétienne, de la relation entre les humains et Dieu, à travers notamment un changement des relations entre hommes et femmes.
Lorsque Dante Alighieri (1265-1321), auteur de la Divina Commedia, fait de la femme qu'il aime un intercesseur entre lui et le divin, il sublime l'amour humain et crée de nouvelles valeurs. Reprenant ce geste, ainsi que le style d'écriture de Dante – le Dolce stil novo – Petrarca (1304-1374) écrit son Canzoniere pour la femme qu'il aime, avant d'entamer une longue quête pour mettre la main sur des manuscrits perdus de l'Antiquité grecque et romaine. Comme Dante l'avait fait en choisissant Virgile comme guide dans les cercles de l'au-delà, Petrarca voulait revenir à l'Antiquité. Il s'agissait à la fois d'un retour à des valeurs centrées sur les relations humaines, et d'une tentative de s'éloigner de la rigidité du christianisme afin d'ouvrir un nouvel espace de pensée15.
L'attitude de Dante à l'égard de l'amour humain en tant que voie vers le divin étant proche de celle de Platon (par exemple dans Phèdre ou Le Banquet), lorsque les dialogues de ce dernier ont été retrouvés par des érudits byzantins au milieu du 15ème siècle, l'association de ces deux traditions – l'humanisme chrétien et le platonisme – devint en quelque sorte inévitable. Certes, chez Platon, ce n'est pas l'amour des femmes mais celui des hommes qui est considéré comme une « folie divine », mais la société florentine – nourrie par l'esprit de la Commune et son amour de la liberté – était connue pour sa permissivité à l'égard de l’homosexualité masculine. D'autre part, les figures chrétiennes du Nouveau Testament (Marie et Marie-Madeleine notamment) permettaient une valorisation des femmes d'une manière toute différente de ce qui avait eu lieu en Grèce. La société n'en demeurait pas moins patriarcale, mais l'orientation culturelle avait changé. Si une femme, idéalisée (et non une femme réelle), peut prendre la place auparavant dévolue aux prêtres et aux anges et jouer le rôle de pont vers le divin, cela signifie aussi que la vie ici-bas s'invite de plus en plus dans la vie spirituelle.
Revenons au mot « Renaissance ». Alors que les Medici s’apprêtent à devenir grands-ducs de Toscane, en 1569, un homme qui oeuvre à leur service, Gorgio Vasari, invente le mot Rinascita, dans son livre intitulé Le vite de' più eccellenti pittori, scultori e architettori. Le livre de Vasari, lui-même peintre et architecte, est depuis lors considéré comme l'un des premiers opus d'histoire de l'art. Mais dans ce contexte, lorsque Vasari revendique la renaissance de la culture et des vertus antiques à Florence, il s'agit bien sûr d'un acte politique en soutien des maîtres alors incontestés de la ville. La « Renaissance » peut donc être comprise comme l'arrivée au pouvoir de la nouvelle classe marchande, la classe des banquiers, ostentatoirement généreuse envers les arts et la culture parce qu'elle peut les utiliser pour appuyer et contribuer à sa propre idéologie, imprimer sa marque sur le monde et être reconnue par les générations futures pour de telles réalisations.
En devenant mécène, en parrainant les peintres Fra Angelico, Fra Filippo Lippi et Donatello, les architectes Michelozzo Michelozzi et Filippo Brunelleschi, le néoplatonicien Marsilio Ficino, en finançant l'achèvement de la coupole de Santa Maria del Fiore, en construisant des églises, des couvents et des bibliothèques, Cosimo l'Ancien unit son prestige et son succès personnel à ceux de Florence.
Santa Maria del Fiore, et son dôme conçu par Brunelleschi.
C'est son petit-fils, Lorenzo, qui donnera tout son essor à cette politique. Mais à sa suite, la “magnificence” retombe, en partie à cause d'une mauvaise gestion des finances de l'Etat, montrant à quel point la Renaissance était aussi liée à des conditions de richesse et de paix.
Niccolò Machiavelli naquit au début du « règne » de Lorenzo de’Medici, dans une vieille famille de Florence, mais pauvre et sans statut politique. Son père, docteur en droit, lui procura une éducation humaniste. Machiavelli bénéficia de l’atmosphère de la Renaissance... Et tout au long de sa vie, il suivra les aléas de la vie de Florence, ses éclats, ses chutes et ses désastres.
Notes
1. Détail de la Veduta della catena (1887), par F. & R. Petrini. Lien vers la page google arts&culture.↑
2. "L'histoire de l'Europe : année par année", chaîne Youtube de Cottereau, 2018. ↑
3. L'unification de l'Italie, connue sous le nom de Risorgimento, a eu lieu dans la seconde moitié du 19ème siècle et s'est achevée en 1871 lorsque les États pontificaux ont été retirés des mains de l'Église et Rome désignée comme capitale du Royaume d'Italie.↑
4. De 1378 à 1417, période connue sous le nom de Grand Schisme d'Occident, l'Eglise est coupée en deux, avec deux papes différents, l'un vivant à Avignon (France), l'autre à Rome. La scission trouve son origine dans la décadence du pouvoir de l'Eglise : confrontée aux mutations sociales des sociétés européennes, Rome tente de s'emparer du pouvoir temporel (=possession de terres, armées, etc.), une aspiration qui sera stoppée par Philippe IV, roi de France, qui a d'autres intérêts. Il décide alors d'augmenter les impôts du clergé français, ce que l'Église n'accepte pas. Au cours des décennies suivantes, le conflit aboutira à l'élection d'un pape français, non pas en raison d'un désaccord sur la religion elle-même, mais à cause d'intérêts économiques et politiques. Les pouvoirs temporels et spirituels de l'Église aiguisent les appétits de tous les rois et princes. Au plus fort de la crise, la chrétienté a connu deux, voire trois papes en même temps. La situation est finalement résolue lors du concile de Constance en 1414 : les institutions de l'Église s'internationalisent et un seul pape est élu, Martin V, qui sera rétabli à Rome trois ans plus tard.↑
5. Appelés aussi Décalogue, les Dix Commandements sont, dans l'Ancien Testament (qui était à l'origine le texte sacré des Hébreux, avant de devenir le premier livre de la Bible chrétienne, suivi du Nouveau Testament) les dix lois données par Dieu directement à Moïse : [Je suis le Seigneur ton Dieu], 1. tu n'auras pas d'autres dieux devant moi, 2. tu ne te feras pas d'image taillée, 3. tu ne prendras pas le nom du Seigneur ton Dieu en vain, 4. Tu te souviendras du jour du sabbat, pour le sanctifier, 5. tu honoreras ton père et ta mère, 6. tu ne commettras pas de meurtre, 7. tu ne commettras pas d'adultère, 8. tu ne voleras pas, 9. tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain, 10. tu ne convoiteras pas ton prochain, tu ne feras pas d'adultère. ↑
6. Les quatre vertus cardinales, inspirées de la République de Platon et intégrées dans la morale chrétienne par Ambroise de Milan et Augustin d'Hippone, sont : la prudence, la justice, la force d'âme et la tempérance. Les catholiques y ont ajouté les trois vertus théologales : la foi, l'espérance et la charité.↑
7. Les sept péchés capitaux, dont l'origine remonte aux Pères du désert (un groupe d'ermites chrétiens du 3ème au 4ème siècle de notre ère), sont : l'orgueil, la cupidité, la colère, l'envie, la luxure, la gourmandise et la paresse.↑
8. Image extraite de : Jehan Boccace (Giovanni Boccaccio), Le Livre des Cas des nobles hommes, traduit en français par Laurent de Premierfait, et publié entre 1401 et 1500. Gallica.↑
9. Le marchand et mathématicien pisan Leonardo Fibonacci a été l'un des premiers Européens à utiliser les chiffres arabes, à la suite de ses voyages en 1198.↑
10. Le mot "banque" vient de l'italien banca, qui signifie banc : les bancs étaient utilisés comme bureaux improvisés et comptoirs de change par les banquiers de Florence à cette époque.↑
11. Wikimedia commons↑.
12. Il est étonnant de constater que Machiavel n'a pas du tout analysé cette question dans Le Prince. Lorsque, par exemple, la banque des Médicis a prêté de l'argent à Francesco Sforza, duc de Milan de 1460 à 1476, elle a acquis un pouvoir décisif sur le prince et sa ville ; ou lorsqu'un puissant banquier a prêté de l'argent à sa propre ville et qu'il a été élu au gouvernement peu de temps après.↑
13. Mêlant textes et influences aristotéliciennes et chrétiennes, les figures les plus connues de la scolastique sont Thomas d'Aquin (1225-1274), Duns Scot (1265-1308) et Guillaume d'Ockham (1287-1347).↑
14. Le fait que ces événements se soient déroulés à Florence est significatif sur un autre point : l'attention particulière que la ville réservait à Marie, mère de Jésus, et à l'Annonciation, c'est-à-dire le récit biblique qui raconte comment l'archange Gabriel est venu annoncer à Marie qu'elle portait en son sein le fils de Dieu. Non seulement le premier jour du calendrier florentin était fixé au 25 mars, jour de l'Annonciation, mais des représentations de cette scène étaient visibles dans toute la ville. Au XVe siècle, lorsque Leon Battista Alberti (1404-1472) théorise la perspective conique, la tradition de la peinture des Annonciations connaît une nouvelle période riche, et avec elle, une interrogation sur la place occupée par Marie, figure féminine, dans la mentalité chrétienne. Et au-delà de cette interrogation, il y en a une autre, appelée le mystère de l'Incarnation : comment Dieu a-t-il pu se faire homme, en la personne de son Fils, Jésus-Christ ? La synthèse de l'humain et du divin, tout en étant un élément essentiel de la foi chrétienne, semblait soudain plus importante que la crainte du jugement dernier.↑
15. Plusieurs autres poètes et savants ont participé à ce mouvement. Citons-en deux. Guido Cavalcanti (1258-1300), ami proche de Dante, a écrit des poèmes inspirés de l'amour courtois que Cavalcanti a intégrés dans le monde plus populaire et urbain de la commune toscane. Giovanni Boccaccio (1313-1375), qui correspondait avec Petrarca, est célèbre pour son Décaméron, un recueil de 100 contes racontés par un groupe de sept jeunes femmes et trois jeunes hommes qui se sont réfugiés dans une villa à l'extérieur de Florence à l'époque de la peste noire. Un élément essentiel du changement qu'ils ont apporté est que Dante, Cavalcanti, Petrarca et Boccaccio ont tous écrit en langue vernaculaire toscane plutôt qu'en latin, transformant la relation du peuple à la littérature et favorisant grandement la formation de la langue italienne parlée aujourd'hui.↑