Concepts-clés dans Le Prince
Introduction 1. La vérité effective 2. Dynamique positionnelle 3. La nature des princes, la nature des peuples 4. Il populo e i grandi 5. La religion et l’Eglise 6. La dis/simulation, l’écart et la ruse 7. Ma perché sono tristi 8. Fortuna et virtù 9. La qualità dei tempi
Introduction
Pour saisir quel est l’objet du Prince, rédigé entre 1512 et 1513, rappelons que le titre original ne fut pas écrit en italien, comme le reste du livre, mais en latin : De Principatibus, c’est-à-dire Du Principat. Le titre italien sous lequel l’œuvre passa à la postérité, Il Principe, lui fut donné en 1532 par son premier imprimeur1. Or ce titre pourrait nous induire en erreur, car l’objet dont traite Machiavelli n’est pas d’abord la fonction de prince, mais cette forme politique qu’est le principat. Ce qu’il fait savoir au chapitre II : « Je laisserai de côté la discussion sur les républiques, parce que, une autre fois, j’en ai discuté longuement. Je me tournerai seulement vers le principat, […] et je disputerai comment ces principats se peuvent gouverner et maintenir. »2 Passant du singulier au pluriel, Machiavelli indique que le principat se déploie sous différentes formes dont il s’agira d’apprécier les spécificités. Ce qui les rassemble, c’est qu’elles ont un prince à leur tête ; mais il ne suffit pas d’un prince pour faire un principat, puisque d’autres fonctions sont nécessaires au gouvernement et au maintien de cette forme politique.
Trois parties sont ainsi repérables dans l’œuvre : des chapitres I à XI, Machiavelli traite des différentes formes d’institution du principat ; des chapitres XII à XIV, des armées ; des chapitres XV à XXV, de la fonction princière. La lettre de dédicace ainsi que le chapitre XXVI qui clôt l’ouvrage jouent un rôle à part, la première mettant en perspective cet ensemble, le second lui donnant une destination : Machiavelli appelle à ce qu'un prince unifie l’Italie alors divisée en de nombreux Etats.
Était-il pour autant en faveur de cette forme politique ? Pensait-il qu'elle soit la meilleure ? Tout porterait à le croire si l’on ne lisait que Le Prince. Dans le passage cité plus haut, cependant, Machiavelli fait référence à une autre de ses œuvres : les Discours sur la première décade de Tite-Live3 dans lesquels il traite de la république, forme politique où le pouvoir est exercé non par un prince mais par la population ou ses représentants. Il ressort de ce livre que la sympathie de Machiavelli va à la république plutôt qu’au principat, d'une part parce que la république se fonde sur la liberté du peuple, d'autre part parce qu’elle est une forme plus stable, n’ayant pas à craindre qu’on la détruise d’un seul geste en lui coupant la tête. Cependant son œuvre la plus célèbre et la plus lue, ce ne sont pas les Discours, mais cet ouvrage concis et direct : Le Prince. Pourquoi en est-il ainsi ?4
Machiavelli écrit Le Prince à la suite de la chute de la République de Florence au gouvernement de laquelle il participe de 1498 à 1512, en qualité de Secrétaire à la Seconde Chancellerie, l’équivalent d’un chef de la diplomatie. C’est l’expérience acquise durant ces quinze années qui le conduit à la rédaction du Prince. Or qu’est-ce qu’un homme qui a travaillé au service d’une république peut-il nous apprendre sur les principats ? Pourquoi écrire un tel livre ? C’est qu’il a rencontré de nombreux princes, négociés avec leur gouvernement ; c’est qu’il a bien observé cette forme politique qu’il souhaitait ne pas voir revenir au pouvoir… et qui pourtant le reprit, en 1512, sous les traits de Lorenzo II de’ Medici, aidé en l'occasion par le pape Jules II, dont les Medici sont les banquiers. Si Machiavelli adresse Le Prince à un Medici, et s’il termine son livre par une exhortation à unifier l’Italie sous un pouvoir princier, il faut y voir l'occasion qui se présentait à lui de retrouver un emploi au service de la cité-Etat, c'est-à-dire de continuer à faire ce qu'il sait faire de mieux. Mais aussi le fait que chez lui le pragmatisme prime sur l'idéologie. Machiavel ne croit pas à un gouvernement parfait : il y a des gouvernements meilleurs que d'autres, ce dont les circonstances décident plutôt que la morale. Ainsi, c'est à la forme qu’il fit naître dans ces circonstances, à la manière qu’il eut de saisir cette occasion, que nous nous intéresserons ici, puisque c’est là que résident l’originalité et le sens de cette œuvre.
La réception du livre au cours des siècles suivants est à ce titre exemplaire. Elle peut être partagée en trois courants. Les deux premiers s’opposent diamétralement : l’un interprète Le Prince comme un manuel du parfait tyran; le second comme une leçon donnée aux peuples afin de se prémunir des tyrans, les mieux connaître afin de mieux leur survivre5. Faut-il trancher, et dire qui a raison, qui a tort ? L’existence de ces deux courants offre du moins la preuve que le livre fut lu par des monarques et des potentats autant que par des républicains et des révolutionnaires, chacun y trouvant matière à réflexion. De là aussi qu’existe un troisième courant qui consiste à ne pas prendre position a priori, afin de dégager l’effort d’intelligence dont l’œuvre témoigne : comprendre comment les forces politiques interprètent ce livre chacune à sa manière, comprendre qu’est-ce qu'est la politique, cet arte dello stato qui s’occupe de la vie en commun des êtres humains par l’entremise de l’Etat.
C’est qu’à travers ses discussions des formes politiques, Machiavel pense l’humain. Il montre, donne des exemples, argumente, raisonne sur nous. Et nous ne semblons guère certains de ce que nous sommes, à plus forte raison de ce que nous voulons, quelques grands mots que nous utilisions pour nous faire croire le contraire ; c’est un signe de probité à cet égard que sa manière de traiter les grands concepts de la tradition, dans ce que j'appellerai une métaphysique de l’à peu près, une quasi-métaphysique. Machiavelli évite les jugements de valeurs – c’est son réalisme – il ne dit pas que l’être humain soit bon par nature, ou mauvais par nature, il ne dit pas que telle forme politique soit a priori meilleure que l'autre. Mais qu’il faut faire la part des circonstances (la Fortuna) et de l'action (la virtù), en jugeant non d'après des valeurs morales mais d'après le résultat. Ce qui advient, une fois advenu, prend force de nécessité, dans une histoire toujours en mouvement et dont le terme n’est pas fixé.
Si le livre de Machiavelli a fait couler beaucoup d’encre, c’est ainsi parce que, comme l’a écrit Jean Giono, il « vend la mèche de l’humanité tout entière. »6 Si tout le monde aime savoir ce qui se passe derrière les coulisses et connaître les rouages secrets du pouvoir – afin de ne pas être dupe des tours de passe-passe, mais encore afin de savoir comment en jouer soi-même –, tout le monde craint celui qui vend la mèche, et volontiers le déteste, car il dévoile à tout le monde comment y parvenir. Un magicien dont toutes les ficelles seraient révélées au public perdrait son prestige : ne devrait-on pas interpréter Le Prince comme une opération de sape de la fonction princière ? Le problème, c’est que tous les êtres humains pensent être des magiciens... C’est que chaque individu, serait-ce dans le secret de sa tête, juge selon sa propre utilité et veut être prince en son royaume.
Pourquoi Le Prince est-il l’œuvre la plus lue de Machiavelli, demandions-nous ? Cela tient premièrement aux qualités philosophiques et littéraires du livre. Deuxièmement à ce que, de quelque côté du pouvoir qu’on se trouve, en connaître les ficelles relève toujours d’un avantage. Troisièmement, à ce que la figure du prince se donnant comme volonté de vivre et de prospérer, c’est à la connaissance de l’humain aux prises avec les circonstances que s’adresse cette œuvre.
Avec la chute de la République en 1512, Machiavelli a tout perdu. Avec Le Prince, il se relève et jette son regard à la croisée des routes.
1. La vérité effective
Commençons par citer longuement le chapitre XV du Prince : « Il reste maintenant à voir quels doivent être les façons et les principes d’un prince envers ses sujets ou ses amis. Et, parce que je sais que beaucoup ont écrit à ce propos, je crains, en écrivant moi aussi, d’être tenu pour présomptueux d’autant que je m’écarte, en disputant cette matière, de l’ordre des autres. Mais puisque mon intention est d’écrire chose utile à qui l’entend, il m’est apparu plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que l’image qu’on en a [mi è parso più conveniente andare drieto a la verità effetuale de la cosa che alle immaginazione di epsa]. Et beaucoup se sont imaginés républiques et principats dont on n’a jamais vu ni su qu’ils existaient vraiment. En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre que celui qui laisse ce que l’on fait pour ce qu’on devrait faire apprend plutôt sa ruine que sa conservation ».
Machiavelli oppose ici deux manières d’aborder la question politique. Celle dont il s’écarte consiste à parler non des choses elles-mêmes mais de l’image des choses, c’est-à-dire de l’idée qu’on s’en fait, l’idée de ce qu’elles devraient être. Cette approche normative et idéaliste est celle, typiquement, de Platon et de la tradition platonicienne, pour qui la bonne politique dépend des bonnes lois et des bons modèles, lesquels se découvrent par la réflexion dialectique. C’est aussi l’approche de ces ouvrages nombreux au Moyen-âge que l’on a nommé les miroirs des princes : des manuels à l’usage des dirigeants, où se mélangent doctrine chrétienne et préceptes politiques inspirés de l’Antiquité gréco-romaine. Or si Machiavelli prend un chemin différent, c’est, dit-il, parce que ces cités qu’on aurait voulu organiser d’après des lois rationnelles et/ou des règles morales, sont toujours restées à l’état de projets (= on ne les a jamais vues produire concrètement les résultats qu’elles promettaient) et d’imaginations (= on n’a donc jamais su de quoi l’on parlait concrètement lorsqu’on parlait d’elles, manière de dire que le seul savoir pertinent naît de ce que l’expérience nous enseigne).
Machiavelli propose une autre voie. Son intention étant « d’écrire chose utile à qui l’entend », il s’adresse potentiellement à tout être humain, aux dirigeants aussi bien qu’aux gens du peuple, aux philosophes aussi bien qu’aux non-philosophes. Pour lire Machiavelli, il suffit d’être animé du désir de comprendre ce qu’un autre nous dit, en le rapportant à nos propres enjeux, en le réfléchissant à la lumière de notre propre expérience. Il se distingue sur ce point aussi de Platon, pour qui la philosophie s’adressait avant tout aux philosophes, ces derniers occupant une fonction dans le corps social : penser juste doit leur permettre d’édicter des lois justes7 ; et c’est en comprenant, en appliquant et en obéissant à ces lois que le reste de la population peut concourir à la justice dans la cité. Si donc Machiavelli se propose « d’écrire chose utile à qui l’entend », c’est que, à la différence de Platon, il ne hiérarchise pas socialement la capacité de comprendre ni d’être actif politiquement8.
La clé est bien ici l’utilité : je comprends parce que j’ai une motivation à comprendre, un intérêt, si bien que ma compréhension est nécessairement liée à mon expérience et à ma position dans le corps social. On retrouve cette approche dans la lettre de dédicace, lorsque Machiavelli écrit qu’il a tout appris « d’une longue expérience dans les affaires modernes », c’est-à-dire de ses années au service de la République de Florence, et d’une « étude continue des anciens », c’est-à-dire de la lecture des textes d’historiens, hommes d’Etat et philosophes du passé, qui lui ont permis de trouver des points de comparaison et des concepts propres à comprendre l’action politique. Machiavelli ne propose donc ni une doctrine, ni des recettes, mais une méthode — c’est-à-dire une manière de procéder.
Quelle est cette méthode ? Elle consiste à « suivre la vérité effective de la chose », autrement dit à saisir les effets des actions entreprises et à en tirer des enseignements pouvant servir à guider les actions futures. À un premier niveau, la philosophie de Machiavelli est donc une connaissance par les effets : la vérité effective, c’est ce qui est suivi d’effets et qu’on peut comprendre par ses effets. C’est par les effets qu’elle produit que l’on va pouvoir comprendre l’action comme appropriée ou non au but à atteindre, la seule vérité qui vaille en politique étant celle qui conduit à des résultats concrets. De là, on peut passer à un second niveau, qui consiste à comprendre la vérité effective comme le déploiement intellectif de la nature en acte9, laquelle est inséparable des effets produits par la totalité circonstancielle antérieure. En ce qui concerne plus spécifiquement l’action politique, la mise au jour de la vérité effective revient à la connaissance des règles permettant l’acquisition et la préservation du rapport politique, quel que soit celui-ci ; dans le cas d’un principat, du rapport politique qui en est constitutif (cf. ci-dessous, point 3 et 4).
Il est intéressant de noter le débat qui entoure l’expression « andare drieto ». La traduction la plus courante la rend par « aller droit à », trouvant sa confirmation dans le style direct de Machiavelli10. Cependant, il est possible de comprendre cette expression plutôt comme un « aller à la suite de », « suivre », « aller dans le sillage de » (comme on parle du sillage d’un navire)11. Les événements se produisent (p.ex. un prince prend une décision, change une loi, un peuple se révolte, une invasion a lieu, etc.) et c’est en se positionnant dans le sillage des événements qu’on peut au mieux en saisir la teneur et la portée, en mesurant leurs conséquences directes et indirectes12. Machiavelli mettrait ainsi l’accent sur le fait que ce qu’on est capable de comprendre d’un événement est déterminé par deux choses : notre position dans la situation, et notre capacité à faire résonner ce qui s’est passé avec notre expérience personnelle et avec l’expérience humaine au sens large.
Telle est quoiqu’il en soit la méthode de Machiavelli. Elle nécessite de la personne qui la met en œuvre de se trouver parmi les choses, dans l’action, d’y prendre part (et non hors de l’action, en position externe d’observateur, de juge moral ou de théoricien). Comme nous allons le voir, la connaissance par les effets n’est possible que si le sujet qui la forme se trouve exposé aux effets de ce qu’il cherche à connaître, et elle gagne en pertinence dans la mesure où elle entre en résonance avec d’autres connaissances du même genre, se confronte dans l’action, mettant à l’épreuve du réel son effectivité.
2. Dynamique positionnelle
Revenons au début de l’ouvrage. Dans sa lettre de dédicace à Lorenzo II de’ Medici, Machiavelli met en place une stratégie locutoire qu’on pourrait appeler dynamique positionnelle. Où se place-t-il, où est-il, lui en tant qu’auteur, lui en tant que personne ? En position de servitude envers le prince, lorsqu’il l’appelle « votre Magnificence », ou alors dans la position du maître qui enseigne, de l’homme d’expérience qui interpelle le jeune prince ? Il demeure insaisissable tandis qu’il passe par chacune des cases de l’échiquier, et depuis chacune, tablant sur l’ambiguïté du sens, fait venir son interlocuteur à la place que lui-même occupait l’instant précédent.
C’est cette dynamique qu’illustre l’allégorie du peintre : « de même que ceux qui dessinent le pays se placent en bas, dans la plaine, pour considérer la nature des monts et des lieux élevés, et que, pour considérer celle des lieux d’en bas, ils se placent haut sur les monts, semblablement, pour connaître bien la nature des peuples, il faut être prince, et pour connaître bien celle des princes, il convient d’être du peuple. » Notons au passage qu’il ne s’agit pas seulement de connaître mais de bien connaître [a conoscere bene], c’est-à-dire de connaître en vue d’un but qui n’est autre que l’utilité politique.
L’allégorie du peintre va nous permettre de mieux comprendre la méthode de la vérité effective. Le peintre, pour bien peindre une montagne, doit se placer là où la montagne aura sur lui le maximum d’effet, c’est-à-dire dans la plaine, la plaine telle qu’elle s’identifie comme plaine parce qu’elle est dominée par la montagne ; si à l’inverse il veut peindre la plaine, le peintre devra se placer sur la montagne, afin de voir la plaine tout entière s’ouvrir devant lui, et saisir à quel point la montagne dépend de la plaine pour exister en tant que montagne. Il s’agit donc bien d’une application de la connaissance par les effets, connaissance nécessairement conditionnée par la position du sujet. Telle montagne n’aura pas le même visage suivant que l’on se place au Nord ou à l’Est de ses flancs, ne produira pas la même ombre sur le paysage suivant son volume et la saison, etc. De même, telle plaine sera différente si elle est envisagée depuis la plaine elle-même, où la visibilité est limitée, ou bien depuis une colline, une montagne, un avion, un satellite, etc. La position du sujet, son point de vue, est source autant que limite de la connaissance qu’il peut former du monde qui l’entoure.
La méthode de la vérité effective est donc une méthode perspectiviste, telle qu’on en trouvait déjà des traces dans la théorie d’Alberti13 (lorsqu’il nomme le cadre du tableau « une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire »), et qu’on verra autrement développée par exemple chez Leibniz (dans la monadologie), Nietzsche (la volonté de vérité comprise comme volonté de puissance) ou encore chez Haraway (le savoir situé). Ce qui est particulier à Machiavelli, c’est le vis-à-vis : il y a d’emblée au moins deux sujets, la plaine et la montagne, le peuple et le prince. Ces deux sujets s’entre-regardent, si bien que la capacité de connaître de l’un est conditionnée par celle de l’autre.
Passant de l’allégorie à la situation réelle, Machiavelli conclut que seul les princes peuvent bien connaître la nature des peuples, et que seuls les peuples peuvent bien connaître la nature des princes. L’hétéronomie est une condition nécessaire de la connaissance (il faut être différent du prince pour connaître le prince), mais il faut encore que cette extériorité soit affectée par ce qu’elle veut connaître (il faut faire partie du peuple gouverné par ce prince pour connaître ce dernier). Machiavelli use ici de déterminants indéfinis afin d’assurer la montée en généralité, mais cela ne doit pas nous voiler le fait que, à l’aune de sa méthode, seule une connaissance du particulier est possible : le prince de ce peuple peut seul bien connaître la nature de ce peuple, et vice versa.
« Utile à qui l’entend », cette connaissance est donc nécessairement ambiguë, pouvant être utilisée dans les deux sens. Une même chose sera vraie dans deux sens différents suivant qu’elle est utilisée par le peuple ou utilisée par le prince ; et ces deux sens vont s’enrichissant mutuellement au gré de leurs trajets d’une position à l’autre. Pour reprendre les termes de l’allégorie, on pourrait dire qu’on ne connaît bien la plaine qu’à condition de la connaître depuis la montagne, mais qu’il faut justement pouvoir prêter l’oreille à une personne vivant dans la plaine afin de comprendre comment la manière dont la montagne regarde la plaine conditionne la connaissance que la montagne peut avoir de la plaine. C’est donc en accord avec sa méthode que Machiavelli invite le prince qui le lit à le choisir, lui, un homme du peuple, pour conseiller : en tant qu’il est du peuple il est un conseiller utile précisément parce qu’il permet ce jeu dynamique de regards où la connaissance par les effets déploie tout son potentiel. N'avoir pour conseillers que des personnes habituées aux positions dirigeantes (qu'elles soient politiques ou économiques) reviendrait à l’inverse à se priver de la connaissance produite par l'altérité.
C'est d’autant plus vrai que tel prince, tel peuple en particulier, sont des natures changeantes : si bien que la connaissance qu’on peut en avoir doit être sans cesse réactualisée, réévaluée, au gré des circonstances et des événements. Il existe toujours une tension entre l’utilité pour les uns et pour les autres, donc aussi entre les connaissances que chacun peut en former.
3. La nature des princes, la nature des peuples
Qu’est-ce qu’un prince ? Le terme ne se limite pas chez Machiavelli à désigner l’appartenance à une lignée de sang royal, noblesse, dynastie, monarchie ou aristocratie, mais désigne toute personne ou groupe de personnes en position dirigeante. Cette extension nous permet de lire Le Prince en nous référant par exemple à un-e président-e, chef-fe d’entreprise, commandant-e d’équipage ou de troupes armées, leader charismatique ou religieux, ou encore à un gouvernement composé de plusieurs personnes. Conceptuellement, le prince c’est la position dominante, c’est-à-dire celle où se manifeste le plus fort pouvoir d’agir au sein d’un corps social donné.
A partir d’une telle définition, on comprend aussi qu’un dirigeant quelconque cesse effectivement d’être prince à partir du moment où une autre partie du corps social serait devenue la détentrice du plus fort pouvoir d’agir : le dirigeant peut bien avoir une couronne sur la tête, s’il n’a pas le plus fort pouvoir d’agir il n’est plus vraiment prince. À l’inverse, on dit par exemple de Lorenzo de’ Medici qu’il fut à Florence le prince de facto ("de fait" et non "de droit") pour signifier que, malgré qu’il n’ait eu aucun titre de noblesse à faire valoir, ni n’ait été élu, il occupa à Florence entre 1469 et 1492 la position du prince, de par le pouvoir de sa famille, ses ressources, son influence et ses qualités propres. Ce dont chacun put percevoir les effets.
Comment connaît-on un prince ? Tout prince, on l'a dit, est nécessairement prince d’un peuple, car son pouvoir n’existe qu’en tant que pouvoir exercé sur un peuple. Faisant partie du peuple, on pourra dès lors connaître le prince à travers les effets que son pouvoir produit sur nous. Ces effets se lisent en premier lieu dans l’acceptation ou le rejet qu’un peuple manifeste à son égard. Pour en parler, Machiavelli envisage plusieurs affects (l’amour, la peur, la haine) qui permettent d’évaluer le lien qui unit un groupe humain à son instance dirigeante. Les effets produits par le prince se lisent en second lieu dans la manière dont les décisions d’un prince impactent la vie d’un peuple : un peuple les ressentira et les interprétera, soit en bien (amélioration de ses conditions de vie et sentiment de liberté), soit en mal (détérioration de ses conditions de vie et sentiment d’oppression). Dans le cas d’un dirigeant politique – ou plus largement d’un gouvernement – de telles décisions se manifestent typiquement par la création ou l’abrogation de lois, d’impôts, de subventions, de règles administratives, etc. ; elles se manifestent aussi par l’organisation des forces productives au sein de la société, l’allocation des budgets, ce qu’on va faire et produire, comment, dans quel but ; elles se manifestent enfin par les relations avec l’extérieur, la diplomatie, les relations géopolitiques et commerciales, les conflits ouverts ou latents avec d’autres puissances, toutes choses qui impacteront directement et indirectement la vie du peuple, à court, moyen et long terme.
Qu’est-ce qu’un peuple ? De même qu’on a dit du prince qu’il n’est prince qu’aussi longtemps qu’il détient le plus fort pouvoir d’agir dans un corps social donné, de même un peuple n’est un peuple qu’aussi longtemps que ses membres se reconnaissent comme appartenant à une même communauté. Il s’agit à nouveau de penser en terme de vérité effective : un peuple, c’est un ensemble de personnes qui produisent les unes sur les autres certains effets qui les tiennent rassemblées. Ce n’est donc pas une question de nombre, mais de manière de vivre et d’intersubjectivité.
Dans les premiers chapitres du Prince, Machiavelli insiste sur trois éléments : la langue, les coutumes et les institutions. Il s’agit là d’autant de manières de vivre qui, continuées à travers le temps, produisent l’identité d’un peuple, c’est-à-dire l’entre-reconnaissance de ses membres comme appartenant à une même communauté effective : on parle la ou les mêmes langues, on partage la même vie de tous les jours, on évolue dans le même ordre social. Qu’on y collabore activement ou qu’on en subisse les effets, un groupe d’êtres humains constitue un peuple aussi longtemps qu’ils sont pris dans une même histoire.
Outre la langue, les coutumes et les institutions, parlons brièvement du lieu, ville ou pays. Le désir de protéger, d’aménager et d’embellir le lieu où il vit et sa manière d'y vivre, est constitutif d’un peuple. Or si exister en un lieu est une condition nécessaire à la vie humaine, il ne peut pas y avoir de peuple si cette existence ne se poursuit pas à travers le temps. Dans ses Histoires florentines (1525), Machiavelli dépeint ainsi les mouvements sociaux qui ont agité la ville de Florence au fil des siècles : on y retrouve les différentes corporations de marchands, d’artisans et de banquiers, chacune avec ses intérêts propres ; on y retrouve les jeux d’alliance et les conflits entres les grandes familles, ainsi qu’avec les villes voisines, Sienne, Prato, Pistoia, Milan. On y entend la fierté de l’auteur à l’égard de sa ville et son amour de la liberté. Tout ceci, qui constitue l’histoire de Florence, nous permet de comprendre qu’un peuple n’existe jamais ni a priori ni une fois pour toute. Il est un développement. Si un prince veut pouvoir le gouverner, la connaissance qu’il peut en acquérir comme d’une communauté effective est de première importance.
4. Il populo e i grandi
Pour comprendre la complexité des relations entre prince et peuple, en particulier à la Renaissance mais pas seulement, deux éléments supplémentaires doivent être pris en compte : la division du corps social entre le peuple et les grands, et le rôle que joue la religion.
Les gens rassemblés dans un corps social ne sont jamais égaux de facto (ils peuvent l’être de jure, c’est-à-dire égaux en droits/devant la loi, du moins en théorie), parce que chaque personne naît avec des capacités différentes, dans une famille différente, etc. Or cette inégalité de chaque vie humaine est renforcée par certaines normes sociales, qu’il s’agisse du droit d’héritage, des lois relatives à la propriété ou encore à la répartition du pouvoir entre hommes et femmes, citoyens et étrangers, etc. C’est ce qu’exprime Machiavelli lorsqu’il utilise la métaphore du corps pour décrire la société.
Revenons brièvement sur cette idée. Au chapitre III, Machiavelli écrit que lorsque des Etats acquis s’ajoutent à un Etat ancien, le prince doit faire en sorte que son « ancien principat ne forme avec eux qu’un seul corps » (« diventa con loro il principato antiquo tutto uno corpo »). L’expression tout un corps indique bien l’idée d’une intégration, à laquelle Machiavelli pense qu’il faut procéder organiquement, en faisant disparaître le prince précédent ainsi que sa lignée, afin que la nouvelle tête soit mieux acceptée, et sans changer dans l’immédiat les lois et les impôts, afin que le changement de tête puisse se produire dans des conditions stables. Si par ailleurs un Etat acquis « présente des dissemblances » dans la langue, les coutumes et les institutions, il préconise au prince soit d’aller y habiter, afin de faire reconnaître la nouvelle tête (par l’amour et la peur), soit d’y envoyer des colonies qui agiront comme des « entraves » sur cet Etat. Il est enfin nécessaire, écrit-il, soit d’anéantir soit de flatter, afin de ne pas avoir à craindre de vengeance d’une part, et mettre de son côté des membres (dignitaires, marchands, corporations, populations, etc.) de cet Etat d’autre part. Synthétisons en disant que le sang est ici le maître-élément sur lequel agir : il faut bien le verser, mais aussi bien le faire circuler, le bien étant ici relatif au but du prince (gouverner et maintenir). Ne pas faire couler le sang pour rien ; si on doit le faire couler, le faire couler de manière décisive ; entraver le flux du sang pour qu’il n’alimente pas certains organes que l’on veut éliminer ; le faire circuler pour qu’il continue d’alimenter le corps social ; le rediriger dans les nouvelles institutions que l’on veut mettre en place. La métaphore anatomique du flux sanguin répond par ailleurs à la métaphore géographique des rivières utilisées par Machiavelli au chapitre XXV pour parler de la Fortune.
Tout, en politique, est-il donc affaire de flux ? Flux d’affects (amour, crainte, peur), flux du sang versé/entravé/orienté, flux d’approvisionnement entre la città et son contado, flux d’argent entre le prince et les banquiers, flux de marchandises, flux de soldats, flux de connaissances aussi.
C’est bien le compréhension qui se dégage du chapitre IX, lorsque Machiavelli aborde la manière dont le corps social se partage entre deux humeurs qu’il appelle « le peuple » et « les grands ». Pour introduire sa réflexion sur la principauté civile, il va utiliser cette métaphore en vue de penser comment un Etat dont le prince est porté au pouvoir par le peuple au sens large, mais au sein du peuple soit par l’une soit par l’autre de ces deux humeurs, peut se maintenir.
Le terme « humeur » renvoie à la théorie médicale d’Hippocrate, célèbre médecin grec du Vème siècle AEC. Selon cette théorie, le corps humain est en bonne santé lorsque les quatre humeurs qui le composent coexistent en équilibre. Tout déséquilibre mineur sera cause de « saute d’humeur », et tout déséquilibre majeur présentera une menace pour la santé. Lorsque Machiavelli parle de deux humeurs, le lecteur de la Renaissance comprend donc immédiatement qu’il doit être question d’équilibrer les humeurs en question, tout déséquilibre pouvant s’avérer funeste.
Le terme « grands » (« i grandi ») désigne les personnes disposant d’un certain pouvoir, que ce pouvoir leur vienne de titres de noblesse, de terres, de ressources, ou des personnes qu’ils ont sous leurs ordres. Le terme « peuple » (« il populo ») – qu’il ne faut pas confondre avec le peuple compris comme ensemble du corps social – désigne quant à lui les personnes qui n’exercent de pouvoir que sur leur propre personne, au sein de leur famille et de leur activité.
Cette distinction n’est pas sans rappeler celle que fera Marx trois siècles plus tard, entre bourgeoisie et prolétariat, quoique ces concepts ne soient pas superposables (quant au mode de production féodal qui domine à la Renaissance, il n’est pas apte à saisir cette configuration dans laquelle le pouvoir de l’argent prend un ascendant certain). L’avènement du capitalisme décrit par Marx énonce un changement dans la distribution du pouvoir au sein du corps social : dans le capitalisme, le gouvernement est systématiquement du côté des grands (les bourgeois, propriétaires des moyens de production), et travaille avec ces derniers pour aliéner et exploiter le peuple. Tel n’est pas nécessairement le cas du temps de Machiavelli, pour qui le gouvernement d’une principauté civile peut être issu soit du peuple, soit des grands. La vision de Machiavelli inclut donc d'un côté celle de Marx, en comprenant le capitalisme comme une possibilité historiquement déterminée dans laquelle le corps social serait déséquilibré en faveur des grands. De l'autre côté, Machiavelli ne se livrant pas à une analyse systématique des rapports de production, sa théorie des humeurs ne peut aboutir à la notion marxienne de classe.
Machiavelli distingue ces deux humeurs par le désir qui les définit : « le peuple désire ne pas être commandé ni opprimé par les grands » et « les grands désirent commander et opprimer le peuple ». La formule est lapidaire. Si les grands veulent commander et opprimer le peuple, c’est parce que s'y trouve la source et la preuve de leur pouvoir ; quant au peuple, s’il ne veut pas être opprimé ni commandé, c’est parce qu’il désire vivre selon son gré. Dans cette situation, il revient au gouvernement de maintenir un équilibre dynamique entre ces deux humeurs, dans la mesure où il reconnaît que toutes deux sont nécessaires au corps social. La visée de Machiavelli n’est pas ici prescriptive, il énonce plutôt un constat : dans une société, les personnes qui disposent de plus de pouvoir que les autres tendent à vouloir commander et opprimer ces dernières ; de cela il est nécessaire de tenir compte, tout comme du désir du peuple de vouloir vivre sans être opprimé ni commandé.
Une organisation est dès lors nécessaire pour équilibrer ces humeurs, et les faire servir au gouvernement et au maintien de l’Etat. Machiavelli énonce trois équilibres possibles : le principat (lorsqu’un prince, issu soit du peuple soit des grands, est à la tête de l’Etat), la liberté (c’est-à-dire l’Etat républicain où les différentes humeurs participent ensemble du gouvernement) et la licence (qui équivaut à une absence d’ordre social et donc au droit du plus fort). Cette classification demeure cependant théorique, puisqu’un corps social n’est jamais un ensemble parfaitement homogène et que les tensions qui le constituent évoluent nécessairement au fil du temps.
5. La religion et l'Eglise
Le second élément à prendre en compte pour saisir la complexité des relations entre prince et peuple est à la fois politique et apolitique, d’où la difficulté : il s’agit de la religion.
Nous parlerons ici principalement de la religion chrétienne, quoique le raisonnement de Machiavelli puisse s’appliquer à d’autres religions, voire à des croyances non-religieuses. Souvenons-nous par ailleurs qu’il faudra attendre le siècle des Lumières en Europe pour que l’on commence à parler d’une séparation de l’Etat et de l’Eglise14 ; et de surcroît, que si une telle séparation peut être actée au niveau politique, elle ne l’est jamais complètement aux niveaux social et symbolique.
S’en tenant à la méthode de la vérité effective, Machiavelli ne se prononce pas sur la valeur de la religion chrétienne en elle-même. Ce qui l’intéresse, c’est de comprendre les effets que la religion peut avoir sur la conduite de l’Etat. Pour bien comprendre ce qui va suivre, nous différencierons donc la religion d’une part, comme ensemble de croyances et de pratiques, et l'Eglise d’autre part, comme institution dirigée par un pape et un clergé dont l’autorité et l’organisation produisent des effets déterminants. Cette autorité est tantôt spirituelle (dictant la morale que chaque croyant doit appliquer « en sa conscience »), tantôt temporelle (les lois ecclésiastiques ou étatiques, inspirées de la morale et que chaque croyant/citoyen doit respecter).
Du temps de Machiavel, la situation est des plus singulières. L’élection d’Alexandre Borgia, qui devient pape sous le nom d’Alexandre VI en 1492, met le feu aux poudres, tant sa vie privée et ses ambitions vont à l’encontre de la morale chrétienne (il a des enfants, est avide de pouvoir, etc.). Il se produit dès lors en Italie une nouvelle scission entre pro- et antipapistes, qui se manifeste à Florence par l’autorité spirituelle grandissante d'un moine dominicain réformateur, Savonarole, qui y dirigera une République théocratique de 1494 à 1498, date à laquelle il fut brûlé vif sur la place de la Seigneurie. Sa mort avait été exigée par Alexandre VI après que Savonarole eût refusé de reconnaître son autorité : sous peine d’envoyer ses armées sur Florence, le pape mit la pression sur les Florentins afin qu’ils exécutent le moine et, au terme de nombreuses péripéties, il eut gain de cause. En 1498, Florence revient ainsi dans le giron de l’Eglise de Rome, sans pour autant perdre l’esprit de rébellion qui y avait soufflé quatre années durant. En 1498 naît la République de Florence, qui durera jusqu’au retour au pouvoir des Médicis en 1512, soutenus par un autre pape, Jules II. Quelques années plus tard, c'est Giovanni de’ Medici qui deviendra pape à son tour sous le nom de Léon X...
Pourquoi Florence est-elle une pièce si importante dans le jeu politique de l’Eglise ? En raison de sa situation géographique et parce que, des siècles durant, elle fut un lieu important du christianisme. On pensera à la cathédrale Santa Maria del Fiore, dont le dôme – une prouesse architecturale – fut achevé en 1436 sous la direction de Brunelleschi. On pensera aux nombreux couvents et institutions religieuses qui participent de la vie sociale de la cité, ainsi qu’à son effervescence intellectuelle. On pensera aussi au concile œcuménique qui se tint à Florence en 1439, visant à unifier l’Eglise byzantine et l’Eglise de Rome. Or, si un peuple se constitue à travers sa langue, ses coutumes et ses institutions, l’on peut bien dire de la religion chrétienne qu’elle est les trois à la fois. D’où qu’il y ait nécessité d’en tenir compte, pour tout prince, qu'il soit croyant ou non.
Comment Machiavelli aborde-t-il la question ? Prenons l’exemple du « droit divin » d’un prince à gouverner – lorsque, couronné par un pape, un prince pouvait prétendre gouverner au nom de Dieu – en partant non pas de la légitimité ou non d’un tel droit, mais de ses effets. Comment un tel droit est-il effectif ? Il ne peut l’être que si la croyance en sa légitimité est assurée : si un peuple ne croit ni en Dieu ni à l’autorité du pape, le droit divin ne vaut rien ; s’il croit à l’un et à l’autre, il vaut beaucoup, parce que l’effet d’adhésion engendré par la croyance conférera au prince une autorité symbolique indéniable. C’est donc en ce sens qu’il faut comprendre, au chapitre XI, la référence à l’ancienneté des institutions religieuses : elles font si bien partie du mode de vie de la population qu’elles exercent un fort effet structurant sur la société dans son ensemble. Le prince peut s’appuyer sur cet effet, et difficilement aller contre lui.
Machiavelli propose donc de la religion une vision pragmatique : si un peuple est croyant, il faut en tenir compte, et même en tirer parti, puisque cela fait partie du domaine de ce qui peut produire des effets. Quant à l’Eglise de Rome, la prudence invite à s’y référer – en s’écartant de la croyance religieuse – comme à un type d’Etat, qu’il nomme principauté ecclésiastique. Machiavelli ne manque d’ailleurs pas d’être critique à l’égard de Rome, estimant que la soif de pouvoir de l'Eglise a empêché les principautés italiennes de s’unir. Mais il est également critique à l’égard desdites principautés, coupables d’avoir laissé l’Eglise gagner en puissance sans tenter de contenir ses ambitions. Or c’est bien du fait que l’Eglise de Rome a autorité non seulement sur ses propres Etats mais aussi sur la religion qu’elle doit être ménagée. Comme l’a montré la mort de Savonarole, son emprise s’étend au-delà des frontières physiques, effet de son pouvoir moral et symbolique.
6. La dis/simulation, l’écart et la ruse
La connaissance par les effets enseigne l’action par les effets. Or l'apparence d'une action produit un effet, qui peut être, suivant les cas, préférable à l'effet de l'action réellement accomplie. On l’a vu, c’est l’une des originalités de Machiavel que d’avoir pensé l’exercice du pouvoir politique en termes d’effets et non de modèles normatifs. Il en tire toutes les conséquences lorsqu’il considère que les modèles peuvent être intégrés à des stratégies politiques sans être définis comme buts, mais utilisés comme moyens, sous certaines conditions.
Machiavel se distancie encore une fois de l’humanisme de son époque à travers cette requalification des fins idéales en moyens, pouvant servir aussi bien dans le discours idéologique que dans l’organisation sociale. Prenons en exemple la religion dont nous venons de discuter. Si un prince s’arrange pour paraître un bon croyant, le peuple, s’il est croyant, se sentira davantage disposé à le suivre, à l’écouter et à lui obéir ; mais le prince n’a pas besoin pour cela d’être un bon croyant, il a seulement besoin qu’on le croie tel (l’effet d’apparence n’étant performatif qu’à la condition qu’on croie voir dans l’apparence la chose même, à tort ou à raison). On dira d’une telle manœuvre qu’elle est malhonnête, puisqu’un tel prince mentira sur sa propre personne ; mais Machiavelli demande alors : qu’est-ce qui vaut le mieux, entre un prince menteur qui gère efficacement l’Etat sans être un bon croyant, et un prince honnête qui mène l’Etat à sa ruine en raison même du fait qu’il est un bon croyant et applique sa religion à la lettre ? C’est ici qu’intervient la fameuse phrase du chapitre XV : « Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir, d’apprendre à pouvoir ne pas être bon, et d’en user et de n’en user pas selon la nécessité. »
La difficulté est donc double : d’un côté, Machiavelli invite le prince à s’écarter des modèles normatifs lorsque nécessaire, car, étant sur certains points irréalistes, appliquer ces modèles à la lettre engendrerait des effets nuisibles pour le gouvernement et le maintien de l’Etat ; de l’autre, dans une société qui entretient certaines croyances en des modèles normatifs, le prince peut beaucoup gagner à paraître en incarner les qualités positives (les « vertus ») et à s’écarter des qualités négatives (les « vices »), afin d’assurer la cohésion sociale et justifier sa position dirigeante. Il ne s’agit pas moins d’un mensonge, mais un mensonge justifié parce qu’il est au service de l'utilité politique, conditionné par la nécessité ; il ne s’agit pas moins d’un mensonge, mais dont la charge morale est neutralisée parce qu’il est saisi à l’aune des effets politiques qu’il peut produire.
La politique par les effets nous amène ainsi à la question de la ruse, qui consiste à opérer en s’appuyant sur les croyances d’autrui (il s’agit littéralement d’agir sur les cerveaux, « con l’astuzia aggirare e cervelli delli uomini », ch. XVIII, autrement dit de faire tourner les têtes). Si la ruse, apparentée au mensonge, est condamnée par la morale, il n’y a ruse effective que lorsqu’elle parvient à faire croire qu'elle n’est pas ce qu’elle est.
On pourrait aller plus loin et demander : est-ce que la morale, comme le suggérerait Nietzsche, ne serait qu’une forme de ruse des instincts, une ruse particulièrement spécialisée ? Ou est-ce que la ruse, comme le suggérerait la religion chrétienne, est la voie que prennent les esprits séduits par le Mal ? Qu’importe pour Machiavelli : la ruse peut être efficace, et celui qui refuse de ruser risque d’un côté de tomber dans les pièges de ses adversaires, de l’autre de perdre un avantage crucial et ainsi de nuire au gouvernement et au maintien de l’Etat. Il est donc nécessaire d’apprendre à se départir des modèles normatifs afin que nos adversaires ne les utilisent pas contre nous à notre insu, et afin de pouvoir utiliser les leurs contre eux si cela devait s’avérer nécessaire.
Au chapitre XVIII, après avoir démontré l’utilité de savoir être rusé comme un renard, Machiavelli écrit : « Mais cette nature, il est nécessaire de savoir bien la colorer et d’être un grand simulateur et dissimulateur ; et les hommes sont si simples, et ils obéissent tant aux nécessités présentes que celui qui trompe trouvera toujours qui se laissera tromper. » Machiavelli enchaîne alors sur l’exemple du pape Alexandre VI, qui n’aurait rien fait d’autre toute sa vie que de tromper (« ingannare »). Mais arrêtons-nous sur l’expression qu’il vient d’utiliser : simuler et dissimuler, probablement reprise, et cela est significatif, de l’écrivain romain Salluste15. Que veut dire simuler ? Produire une impression semblable à ce que l’on veut faire paraître. Et dissimuler ? À l’inverse, produire une impression qui soit dissemblable de ce que l’on est. Les deux vont donc nécessairement de pair : si l’on veut faire paraître ce que l’on n’est pas, on doit en même temps faire disparaître ce que l’on est.
Ce jeu du cacher/montrer, Machiavelli ne l’a donc pas inventé mais le reprend à une tradition politique tournée vers l’action, à des pratiques anciennes concernant en particulier la chasse et la guerre : c’est l’art du camouflage. Les humains ont de tout temps été stupéfiés par la capacité de certains animaux, insectes, plantes, à prendre l’apparence d’éléments de leurs milieux naturels afin de disparaître aux yeux de leurs prédateurs, ou à l’inverse afin de gagner un avantage décisif sur leurs proies. Or les êtres humains ne font pas autre chose lorsqu’ils cherchent à « se fondre dans la foule », ou à l’inverse à « se faire remarquer ». La chasse n'est plus littérale mais figurée par ces comportements codés au sein de ce milieu naturel qu'est la vie en société.
Autre exemple : on sait comment les architectes se positionnent en faveur de constructions qui se fondent dans l’environnement ou au contraire s’en démarquent. Autre exemple encore : des artistes et scientifiques ont collaboré à la création des tenues de camouflage utilisées par les militaires pour déployer leurs forces à l’insu de l’adversaire (et pour apprendre à déjouer le camouflage de l’adversaire il faut savoir en faire usage soi-même). Quel effet cherche-t-on à produire ? Question essentielle dans tous les arts, et en particulier dans les arts appliqués.
Il y a d’ailleurs ici – dans cette manière de comprendre l’être humain comme utilisant les mêmes ruses que l’on rencontre ailleurs dans la nature – un lien avec la figure du peintre dont nous avons traité plus haut. La ruse du peintre, c’est [1. simulation] de faire en sorte qu’une chose (son tableau) en paraisse une autre (le paysage qu’il peint), et [2. dissimulation] de faire passer tout le travail du peintre (l’observation, la réflexion, le choix des couleurs, les coups de pinceaux, les erreurs et les retouches) pour ce qu’il n’est pas (à la fin, le tableau se présente tout d’un bloc au spectateur, avec un caractère d’évidence). Tout se joue ainsi dans la transformation qui amène la matière de la peinture à devenir la matière du paysage… et c’est probablement ce qu’il faut entendre par le verbe « colorer » que Machiavelli utilise à plusieurs reprises. Dimension esthétique du politique, la dis/simulation est donc bien une technique au sens où les Grecs l’entendaient : à la fois « outil » et « art », moyen et fin, dans le sens où si elle sert une fin supérieure (le but n’est pas de produire un effet, mais de gouverner et de maintenir l’Etat), elle est aussi une fin en elle-même (le but est de produire une apparence suivie d'effet, c'est-à-dire dans laquelle on pourra croire).
La problématique de l’image projetée rappelle aussi l’allégorie de la caverne de Platon : pour Platon, les « rusés » ce sont les sophistes (les rhétoriciens professionnels) qui agitent les statuettes (et le langage) afin de projeter des ombres sur les parois de la caverne. Les philosophes, eux, cherchent à sortir de la caverne et à se libérer des ombres du faux. Or Machiavelli ne dit pas autre chose : il faut être capable de comprendre les choses par soi-même, afin de savoir quel genre d’ombres il conviendra de projeter par la suite et pour produire quels effets. Savoir quelles ombres projeter, tel est le travail de la prudence, notion qui exprime la nécessité d’une connaissance par les effets, d’une raison tournée vers la pratique. C’est alors qu’entre en jeu le travail de la ruse (« astuzia »), savoir-faire de la fabrication et de la projection des ombres.
Alors, s’il faut qu’un prince apprenne à utiliser cet art, ce n’est pas seulement pour représenter sa propre personne, « ses vertus et ses vices », mais aussi et surtout pour colorer ses actions en tant que prince, et en ceci l’art de la dis/simulation est nécessaire aussi bien au gouvernement d’une principauté que d’une république, puisque la « coloration » des décisions et actions politiques joue un rôle précisément parce que l’enjeu en est le gouvernement d’un peuple. Actions et décisions sont enveloppées de discours ayant traits à des valeurs et à des aspirations, et ce faisant sont inscrites dans une manière de faire de la politique (« gouverner » c’est conduire d’une certaine manière, dans une certaine direction) et de se projeter en avant dans le temps (« maintenir » c’est envisager la situation à long terme). La matrice de ce langage politique est toujours la même : ce sont la langue, les coutumes et les institutions par lesquelles un peuple se forme en communauté effective. Si bien que le seul moyen de comprendre l’art politique c’est de se comprendre soi-même dans son mouvement : en effet tout le monde parle, tout le monde a des coutumes et tout le monde aspire à un certain ordre social, si bien que la politique est un domaine où tout est toujours déjà « coloré », produit et perçu à travers une certaine perspective — chose que l’on peut dire également de la nature.
La ruse nous renvoie ainsi au jeu de positions que nous avons analysé avec l’allégorie du peintre. Pratiquement, cela signifie que toute ruse doit être adaptée aux individus qu’elle est destinée à prendre au piège, en tenant compte du fait que « les hommes, in universali, jugent davantage avec les yeux qu’avec les mains, car il revient à tous de voir, à peu de sentir : chacun voit ce que tu parais être, peu sentent ce que tu es » (ch. XVIII). Nous comprenons que la dis/simulation, fonctionnant sur le plus grand nombre, peut certes échouer sur un nombre restreint d’individus (qui verraient la tromperie pour ce qu’elle est), sans pour autant impacter le succès d’un gouvernement à « tourner les cerveaux » à son avantage. Il y aura dès lors en chaque dis/simulation un seuil critique à atteindre, où le sentir échappe des mains du plus grand nombre, et où le domaine du visible est conquis. Or qu’est-ce que ce visible sinon le domaine des idées normatives ? Et qu’est-ce que le sentir sinon la connaissance par les effets ? Pour Machiavelli, les êtres humains – spécialement en groupe – se laissent séduire par des idées d’apparence simple et évidente, des idées qui rassemblent, mais des idées que le réel déborde sans cesse en complexité et en diversité.
Terminons cette réflexion par poser la question suivante : peut-on se passer de la ruse, peut-on se passer de l’art de dis/simuler, et dire partout la vérité ? On sait que telle serait la position de Kant par exemple, dont l’impératif catégorique ne souffre aucune exception. On sait d’autre part à quel point est sensible cette question, à l’heure de la propagande et du marketing de masse, ainsi que de la mainmise de l’industrie et des Etats sur le big data. Ce qu’on a appelé la gouvernance par les nombres (cf. Michel Foucault, Gilles Deleuze, Alain Supiot) ne cesse de produire des dis/simulations qui s’adaptent à chaque individu, l’enfumant dans un réseau de stimulations qui capturent son attention à tout moment. Dans ce contexte, vouloir se libérer des faux-semblants et sortir de la caverne s’apparente à ce désir du peuple de ne pas être opprimé ni commandé par les grands. Mais du côté des grands comme du côté du peuple, la matrice du langage politique demeure la même et chacun s’en sert en suivant son utilité. La vérité objective chère à Kant n’est nulle part en tant qu’absolu, mais partout en tant qu’effet.
7. Ma perché sono tristi
Les analyses que nous avons menées jusqu’ici nous ont montré en Machiavelli un penseur du réel, connaissable d’après ses effets ; un penseur pragmatique, dont l’apport concernant la philosophie politique doit beaucoup à l’écart qu’il juge nécessaire d’adopter à l’égard des modèles normatifs ; un penseur de la nature enfin, en ce qu’il n’hésite pas à utiliser des métaphores animales pour parler de l’action politique, et un penseur matérialiste, qui évalue les croyances, populaires et religieuses, en fonction de leurs résultats concrets. Nous allons à présent nous intéresser à son anthropologie, puis à la pensée opérative du couple virtù-Fortuna.
Qu’en est-il de l’être humain ? Machiavelli peut donner de prime abord l’impression d’être un pessimiste, par exemple quand il écrit au chapitre XV : « Et je sais que chacun confessera que ce serait chose très louable que l’on trouvât un prince ayant, parmi toutes les qualités susdites, celles qui sont tenues pour bonnes. Mais comme on ne peut les avoir ni les observer entièrement, car les conditions humaines ne le permettent pas, il lui est nécessaire d’être assez prudent pour savoir fuir l’infamie de celles qui lui ôteraient son Etat et, quant à celles qui ne le lui ôtent pas, pour savoir s’en garder, si cela lui est possible ; mais s’il ne le peut pas, il peut s’y laisser aller avec moins d’égards. » Tout comme il nous invitait à bien user de l'écart vis-à-vis des modèles normatifs, il nous invite à ne pas idéaliser la nature humaine, considérant comme impossible qu’une personne puisse posséder toutes les qualités positives. Plutôt que de pessimisme, on parlera de réalisme, d’ailleurs prophylactique en ceci qu’il doit aussi permettre de ne pas se laisser abuser par un prince qui prétendrait posséder toutes les qualités positives (forcément un menteur, puisque cela est impossible, et un mauvais menteur de surcroît, puisqu’il croit pouvoir nous faire croire une chose impossible). Machiavelli ici ne fait que reprendre les fameuses inscriptions grecques et latines invitant à la connaissance de soi-même, et dont la signification porte sur la finitude de la vie humaine : les dieux sont peut-être éternels et parfaits, pas les êtres humains.
Il ne s’arrête pas là cependant. Au chapitre XVII, il écrit : « sur les humains, on peut dire ceci en général : ils sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, fuyards devant les dangers, avides au gain ; et tant que tu leur fais du bien, ils sont tout à toi, ils t’offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants, comme je l’ai dit ci-dessus, quand le besoin est éloigné : mais quand celui-ci s’approche de toi, ils font volte-face, et ce prince qui s’est en tout point fondé sur leurs paroles, se trouvant nu, sans autres préparatifs, va à sa ruine. » Ici sa position semble nettement pessimiste, dans la mesure où les humains sont dit ne pas posséder les qualités positives que la morale reconnaît généralement comme importantes : la gratitude, l’honneur, l’honnêteté, le courage, la modération. Ces qualités positives sont issues des modèles normatifs utilisés dans l’éducation aussi bien que dans la vie en société, où elles servent de mesure à l’action des uns et des autres. Machiavelli, non content de ne pas idéaliser l’être humain, le considère comme un être qui, s’il ne recevait pas d’éducation et s’il ne faisait pas l’expérience de la pression sociale, demeurerait, en toute innocence, éloigné des qualités positives que la société promeut pour son propre bien. Tout être humain, dans la mesure où il fait partie d’une société, apprendra à mettre en œuvre ces qualités, mais celles-ci ne sont pas chez lui données toutes faites : elles dépendent d’une acculturation fondée sur l'utilité.
Ce qui nous amène à l’autre point essentiel de la citation ci-dessus : les humains changent en fonction des conditions de vie qu’ils rencontrent. Envers un prince qui peut dispenser l’abondance, ils sont prêts à donner beaucoup ; mais d’un prince qui se trouve dans le besoin, ils s’éloignent. Ils suivent ainsi, en chaque occasion, leur intérêt propre ; ce qui n’est pas sans nous rappeler la manière dont Machiavelli dit vouloir proposer une méthode « utile à qui l’entend » : il sait bien qu’on se servira de son petit livre de mille et une manières. Qu’on le lise parce qu’on fait partie du peuple pour se défendre contre les grands, ou qu’on le lise parce qu’on cherche à apprendre comment commander et opprimer le peuple, chaque lecteur se rêve d’être le prince, si ce n’est d’un royaume, d’un parti politique ou d'une entreprise, du moins de lui-même.
On finit par tout comprendre au chapitre XVIII, lorsque Machiavelli écrit que « dans les actions de tous les hommes, et surtout des princes, où il n’y a pas de tribunal auprès de qui réclamer, on regarde la fin. » La fin – c’est-à-dire ce qui est produit, le résultat d’une action – compte aux yeux des humains davantage que les moyens utilisés, parce que l’essentiel pour un être humain est de rester en vie. Si, à la fin d’une lutte acharnée, telle personne finit par s’en sortir, on reconnaîtra d’abord le fait qu’elle s’en soit sortie, pour ensuite éventuellement critiquer les moyens qu’elle a utilisé. Et si, à la fin d’une lutte acharnée, tel gouvernement finit par s’imposer, alors il y aura toujours une majorité de personnes pour se ranger derrière lui, parce que la majorité cherche avant tout une seule chose : sa propre utilité, c’est-à-dire en premier lieu sa survie.
Par conséquent, c’est dans les moments difficiles, lorsque la vie est en danger, que se révèle la nature humaine, et non dans les moments où la survie est assurée, puisqu'alors le jeu des apparences semble gagner en autonomie et se détacher de la nécessité. Lorsque notre vie est menacée (au sens propre ou au sens figuré), l’art de la dis/simulation (re)devient une nécessité naturelle. Les modèles normatifs (re)deviennent des moyens, et notre « imperfection » prend alors tout son sens, puisqu’elle est précisément ce qui fait de nous des êtres de mouvement, de changement, d’invention.
Le monde humain est compris par Machiavelli comme une continuation de la nature ; la nature est faite à ses yeux de rapports de force et de ruse ; et l’art de gouverner, se devant d’agir selon la nécessité, doit donc agir comme si, à chaque heure, la survie de l’Etat était en jeu. « Et si les hommes étaient tous bons, ce précepte [de ne pas tenir sa parole si cela doit s’avérer nécessaire] ne serait pas bon : mais parce qu’ils sont méchants et qu’ils ne l’observeraient pas à ton égard, toi tu n’as pas dès lors à l’observer avec eux ». Il s’agit encore une fois pour Machiavelli de prudence : envisager la survie comme condition première de toute politique doit permettre de ne pas commettre d’erreur dans notre évaluation des dangers et notre manière d’y répondre.
L’expression « mais parce qu’ils sont méchants » traduit l’italien « ma perché sono tristi », et la traduction fait débat. L’italien parlé à Florence en 1512 ne comprend pas le mot « tristi » dans le sens où l'on entend « méchanceté » : vouloir faire du mal intentionnellement. « Tristi » renvoie en fait à l'idée de chute. Les êtres humains sont des êtres qui tombent : ils sont nés, oui, mais le résultat nous le connaissons tous ; à partir de l’instant de notre conception, la vie va certes pouvoir naître et s’élever, mais la mort n’en demeure pas moins certaine. Deux rapprochements pourraient être faits : le premier avec la chute d'Adam et Eve dans la Bible, mais nous connaissons l'écart pratiqué par Machiavelli à l'égard de la religion. Le second, avec le livre qu'il avait intégralement recopié dans sa jeunesse, le De rerum natura de Lucrèce. La conception de la matière qu'y conçoit l'auteur, voisine de celle d'Aristote, indique « la chute en ligne droite qui emporte les atomes à travers le vide » (livre II). Il s'agirait donc ici d'une conception cosmologique, dont l'anthropologie de Machiavelli découlerait.
Les êtres humains ne seraient donc pas méchant ou mauvais dans un sens moral. Ils sont captifs du mouvement des atomes, de la vie qui nous mène à travers toutes sortes de circonstances dont nous ne décidons pas. L’erreur dans l’interprétation de l’anthropologie machiavélienne consisterait alors à penser sa description de la nature humaine en termes moraux, quand elle est pensée en termes d’effet : les humains, parce qu’ils sont si déterminés et si fragiles, font tout ce qu’ils peuvent pour rester en vie. C’est là ce qu’on observe. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne s’associeront pas, qu’ils ne formeront pas d’alliances, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas capables d’amour ou de bienveillance ; mais simplement, qu’ils doivent toujours faire face au précipice, et que c’est dans ce face-à-face que se détermine in fine leur valeur.
8. Fortuna et virtù
Les humains font partie de la nature et de ses cycles qui s’enchaînent et s’enchâssent les uns dans les autres à la manière des sphères planétaires de la physique d’Aristote et de Ptolémée. Si dans leur vision la Terre se trouvait au centre du système solaire, on comprendra par analogie comment l’individu et les sociétés humaines sont concernées par ce que Machiavelli appelle « la fortuna » : nous sommes affectés par le monde qui change autour de nous.
Fortuna est ainsi un concept du devenir : « tout coule » disait Héraclite. Plus précisément, Fortuna est un concept du mouvement de la nature : ainsi de la roue qu’elle fait tourner sans cesse, les yeux bandés, dans des représentations courantes à la Renaissance de cette déesse issue du panthéon grec (où elle se nomme Tyché) et romain. Or concevoir ce mouvement comme cyclique, c’est aussi le comprendre comme un possible objet d’expérience, dans la mesure où s’y produiraient des récurrences. Deux questions se posent alors : comment anticiper ces tendances, et comment se positionner face à elles ?
Mais faisons tout d’abord un pas en arrière. Le premier visage sous lequel la fortune se présente à nous, c’est celui de l’imprédictibilité des événements, le devenir pur. Machiavelli écrit ainsi au chapitre XXV : « Et je la compare à l’un de ces fleuves furieux qui, lorsqu’ils se mettent en colère, inondent les plaines, ruinent édifices et arbres, arrachent la terre, d’un côté, la déposent, de l’autre : chacun s’enfuit devant eux, chacun cède à leur assaut, sans pouvoir, en aucun point, y faire obstacle. » C’est tout ce qui échappe à la maîtrise humaine. Mais la fortune est en vérité davantage qu’une personnification de l’imprévu, puisque ce qu’on désigne par ce concept c’est de l’imprévu au carré, de l’imprévu qui s’enchaîne à de l’imprévu et semble dès lors acquérir une vie propre, autonome. Les événements s’articulent selon des mouvements qui nous paraissent répondre à une certaine logique, mais dont nous ne savons cependant pas rendre compte, du moins pas entièrement.
Ce n’est que dans la manière dont elle nous affecte que les choses sont limpides. Lorsque Machiavelli perd son poste de secrétaire puis se voit soupçonné de comploter contre les Medici et souffre la torture, il décrit « une grande et continuelle malignité de fortune » (Lettre de dédicace). Lorsque Cesare Borgia perd la main à la mort de son père, mauvaise fortune encore (ch. VII), et ni dans un cas ni dans l’autre les agents ne peuvent être tenus entièrement responsables : il y a des moments où les événements ont raison de nous. Or en ceci que des événements nous affectent, ils nous deviennent circonstances : ils nous entourent et nous situent. La fortune s’impose à nous, et il ne reste plus dès lors qu’à appliquer la recette stoïcienne, établissant la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas16, afin de se lier derechef avec les événements qui ne dépendent pas de nous pour les faire nôtres, en les nommant du nom de « fortune ».
Cette appropriation subjective assure à l’agent son agentivité, qui dans la bouche de Machiavel a pour nom virtù. Ce n’est pas un mot évident pour nous aujourd’hui, puisqu’il est pris dans des échos qui le rapprochent tantôt de « vertu », c’est-à-dire les qualités morales positives dont mœurs et religions affublent l’être humain, ses actions, ses intentions ; tantôt de son origine latine, « vir » qui signifie homme, au masculin. Dans l’esprit de Machiavel, la virtù est bel et bien masculine, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit le seul apanage des hommes. L’exemple le plus fameux dans ses écrits, c’est Caterina Sforza, dont Machiavel fabule l’épisode de la jupe levée sur les murailles d’Imola17 : voilà une femme sans doute qui déborde de virtù. La virtù n’est donc pas relative au genre ni à la classe sociale, car il ne s’agit pas d'une qualité : c’est une mesure de l’intensité du face-à-face d’un être avec la nature des choses. Fortuna et virtù : les deux notions se comprennent ainsi en interdépendance. Si la fortune n’est pas la fortune de quelqu’un, elle n’est pas fortune, elle est simplement le cours des choses, la chute infinie de la matière aurait dit Lucrèce, ni positive, ni négative, ni neutre.
Il s’ensuit que la fortune n’est pas favorable ou défavorable en soi, mais seulement pour celle ou celui à qui elle se présente comme telle. De même, dans le cours ultérieur des événements, le malheur ou le bonheur des un-e-s entraînera des répercussions pour tant d’autres qui seront favorables ou défavorables à chaque fois de manière singulière. On pourrait dire que la fortune c’est du potentiel d’action en formation, c’est la dynamique de toutes les routes et de toutes les histoires, qui tantôt forment des avenues, tantôt des chemins escarpés, tantôt des carrefours, tantôt des voies sans issues. Car si sous son aspect concret la Fortune détermine une situation et éventuellement un point où faire levier (« l’occasion »), elle est aussi une formidable puissance imaginaire, où se trouve déterminée comment la narration peut faire naître du possible.
Machiavelli baigne dans la culture de la Renaissance florentine, il lit Dante, Boccaccio, Petrarca, il rencontre des princes, des rois, des cardinaux : il sait donc à quel point une bonne histoire peut mieux convaincre que les plus sûrs syllogismes. Soyez d’accord avec moi, ce qui m’est arrivé, dites-le que c’était vraiment pas de chance – ce qui présuppose une certaine expérience commune et fait signe vers une communauté à venir – et immédiatement vous voici de mon côté ; et c’est le côté du perdant certes mais un perdant d’autant plus prêt à se remettre en selle qu’il n’y a eu là ni faute, ni péché, ni faiblesse, seulement un concours de circonstances. À l’inverse, dites de quelqu’un qu’il a eu la chance de son côté, que la fortune lui a souri, et vous verrez tout le monde accourir, pour le célébrer et peut-être pour baigner quelques orteils à son tour dans cette souriante rivière. Car sans doute, comme toutes les choses invisibles, on peut penser de la fortune qu’elle est contagieuse.
La Fortune produit ainsi une forme d’égalité : face à ce qui ne dépend pas de nous, nous sommes égaux, non seulement car nous n’en décidons pas, mais encore parce que la fortune prend l’ascendant sur toutes les inégalités, à commencer par la naissance et la richesse qui conduisent certains individus à en gouverner d’autres. L’homme d’affaire le plus riche peut tout perdre sur un mauvais placement, le roi le plus puissant peut mourir d’une intoxication alimentaire, tandis qu’à l’inverse, parce qu’il se trouve à un certain endroit à un certain moment, n’importe qui peut soudain devenir riche, puissant, heureux, etc. Néanmoins, la Fortune n’est pas l’anarchie. Car si d’un côté elle ébranle et relativise la position des princes, d’un autre elle n’intervient pas pour établir l’égalité (ce n’est pas la Providence). C’est en tant qu’elle est l’ordre des choses qui ne dépendent pas de nous qu’elle nous fait tous égaux ; mais en ce qui concerne celles qui dépendent de nous, elle reste muette. De fait, lorsque nous n’avons personne à convaincre de notre bonne histoire, lorsque c’est seulement à nous-même que nous la racontons, la fortune ne nous donnera jamais tort et toujours nous pourrons nous croire lié à elle par un lien singulier et privilégié, dans la chance ou dans la malchance. Machiavelli le poète, l’écrivain de pièces de théâtre, le sait bien : notre pouvoir de fabulation nous fait l’égal de Dieu.
Mais en tant qu’homme et homme politique, il sait que le domaine des choses qui dépendent de nous, qui est proprement le domaine de la virtù, n’est pas donné une fois pour toutes. Susceptible de croître comme de décroître, la virtù est un muscle, elle s’exerce, et s’exerce en sa tension essentielle qui la met aux prises avec la fortune. Encore une fois, pas de virtù sans le face-à-face avec fortuna, lequel ne peut avoir lieu que dans l’action. Machiavelli ne dit pas autre chose lorsqu’il insiste pour que le prince emploie ses armes propres, et non des mercenaires ou les armées d’autres Etats. Au chapitre XIII, il écrit : « Et si l’on considère la première cause de la ruine de l’Empire romain, on constatera que cela a consisté seulement à prendre des Goths à sa solde : en effet, c’est à partir de ce début-là que les forces de l’Empire commencèrent à perdre de leur nerf ; et toute la vertu [virtù] qui le quittait, elle se donnait à eux. » Un transfert s’effectue : les soldats romains cessent de s’exercer à la guerre tandis que les Goths s’y exercent de plus en plus. Au contact de la fortune rencontrée lors de leurs campagnes, ils acquièrent de l’expérience et exercent ce muscle qui n’a d’utilité qu’à tirer le meilleur parti possible de circonstances favorables comme défavorables (et la même chose ne peut-il être dit de l’éducation, du milieu familial dans lequel nous grandissons, et qui nous prépare, de mille manières différentes, à faire nôtres nos circonstances, ou au contraire à les subir ? N’y a-t-il pas dans ce passage de Machiavelli une préfiguration de la reproduction sociale envisagée par Bourdieu, et de son effet sur le positionnement psychique des individus face à eux-mêmes et face à la société ?). Exercer sa virtù, c’est être préparé à se montrer décisif, c’est être en pouvoir d’agir. C’est chevaucher les rivières furieuses, si possible tout à la fois prudent face aux queues de poisson du sort qui peuvent se produire à tout moment.
C’est pour cela que Machiavelli se méfie encore de « l’image des choses » et du gouvernement tel qu’il « devrait être » (ch. XV), leur préférant la vérité effective : car on se laisse facilement prendre au piège de sa propre histoire, et car une fois le sillon tracé, une fois l’habitude prise, il est difficile de changer de cap, et au lieu de sortir de l’ornière on s’y laisse glisser jusqu’à sa ruine, persuadé qu’au bout du tunnel se trouve la lumière promise par les poètes, comme Dante, et par les philosophes, comme Platon, qui croient que la réalité peut prendre la forme de notre désir de justice.
Comment Machiavelli nous dit-il de nous positionner face à la fortune ? Citons longuement le chapitre XXV : « Je n’ignore pas que beaucoup ont été et sont d’opinion que les choses du monde sont gouvernées de telle façon, par la fortune et par Dieu, que les hommes, avec leur prudence, ne peuvent les corriger, ni d’ailleurs y trouver aucun remède ; et c’est pourquoi ils pourraient estimer qu’il n’y a pas à se donner du mal dans les choses mais à se laisser gouverner par le sort. […] Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit pas éteint, j’estime qu’il peut être vrai que la fortune soit l’arbitre de la moitié de nos actions, mais qu’ainsi elle nous laisse gouverner l’autre moitié, ou à peu près. » Cette prise de position contre le fatalisme fait écho à beaucoup d’autres, de la charge de Maïmonide contre l’astrologie, à celle de Voltaire contre le meilleur des mondes leibnizien. Selon son habitude, Machiavelli ne théorise pas le libre arbitre. Sa posture philosophique est tournée vers l’action : dans la mesure où quelque chose dépend de nous, il nous revient de nous y exercer, afin de faire grandir si possible le domaine où notre virtù peut atteindre. La tournure qu’emploie Machiavelli montre bien d’ailleurs qu’il n’émet pas un jugement péremptoire, mais propose une approche qu’on qualifierait volontiers de performative : on ne sait pas, au juste, à quelle part de nos actions commande la fortune, mais pour que « notre libre arbitre ne soit pas éteint », mieux vaut pour nous penser qu’elle n’est maître que de la moitié, et qu’ainsi, il nous est possible d’être à la hauteur des circonstances, de les rencontrer d’égal à égal. La moitié, « ou à peu près » (« o quasi ») : phrase d’une extraordinaire désinvolture qui donne à voir comment l’essentiel n’est guère dans une querelle quant à l’exacte proportion de notre pouvoir d’agir relativement aux forces qui nous entourent, mais dans l’intensité que nous mettons à faire l’exercice de ce pouvoir.
Cela s’applique au gouvernement de l’Etat et des armées, comme cela s’applique à l’attitude du prince envers ses sujets, alliés, ennemis, comme cela s’applique à la manière dont chacune et chacun est l’agent-e de sa propre histoire. Lorsque le jeu aura été joué, on évaluera la situation à l’aune de la vérité effective : « et dans les actions de tous les hommes, et surtout des princes, où il n’y a pas de tribunal auprès de qui réclamer, on regarde la fin. » (ch. XVIII) Mais en attendant, dans l’interstice ouvert par l’action, tant que l’issue n’est pas décidée, on s’en tiendra à cette formule : nous avons au moins 50% de chance de l’emporter, ce qui d’un côté est encourageant et de l’autre pousse à la prudence. Cependant, même si nous faisons un usage prudent et décisif des cartes que nous avons en main, certains jours ce sera 10/90, d’autres jours 75/25, puisque la fortune est variable.
Et Machiavelli, dans un passage du chapitre XXV célèbre pour sa misogynie, de comparer la fortune à une femme : la donna è mobile, pourrait-on dire en reprenant l’air célèbre de Rigoletto, l’opéra de Verdi. Il écrit : « Moi, j’estime quand même qu’il vaut mieux être impétueux que circonspect, car la fortune est femme et il est nécessaire, si l’on veut la culbuter, de la battre et de la frapper. Et l’on voit qu’elle se laisse vaincre par ces hommes-là plutôt que par ceux qui procèdent avec froideur : et c’est pourquoi, toujours, comme c’est une femme, elle est l’amie des jeunes gens parce qu’ils sont moins circonspects, plus fougueux et mettent plus d’audace à la commander. » À une virtù mâle répond une fortuna femelle, selon le vieux cliché viriliste qui fait de la nature une entité féminine, changeante, que l’homme doit soumettre afin de lui donner « forme ». Ici, et quoique l’on puisse déconstruire ces notions, l’homme d’action machiavélien appartient au paradigme patriarcal.
Parlant de Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée « et d’autres semblables » figures héroïques masculines, Machiavelli écrit au chapitre VI : « Et, si on examine leurs actions et leur vie, on ne voit pas qu’ils aient reçu rien d’autre de la fortune que l’occasion, qui leur donna la matière pour pouvoir y introduire cette forme qui leur parut bonne : et, sans cette occasion, la vertu de leur esprit se serait éteinte et, sans cette vertu, l’occasion serait venue en vain. » Outre la faute logique – puisqu’en l’absence d’agent il ne peut exister d’occasion – on voit bien dans ce passage comment la métaphore sexuelle réduit la part féminine à la passivité de la « matière ». Or tantôt Machiavelli fait-il de la fortune cette simple pourvoyeuse d’occasion, tantôt il en fait la figure d’une nature destructrice que rien n’arrête. C’est à cette ambiguïté que nous allons nous intéresser pour conclure.
Dans le cas des figures d’hommes civilisateurs qu’on vient de citer, la dynamique – réelle ou fantasmée – donne l’agent pour vainqueur de la fortune, tant sa virtù domine le rapport de force. Mais dans le cas de la « longue et continuelle malignité de fortune » qu’évoque Machiavelli à la fin de sa lettre de dédicace, c’est à l’inverse la fortune qui a vaincu, et l’homme, défait, qui demande grâce, en se soumettant au prince. Se soumettant, il renverse la dynamique en devenant lui-même passif, il se mélange à la fortune et se présente au prince comme une possible occasion à saisir.
Sans doute Machiavelli a-t-il bien compris la leçon de la fortune, en ce sens que tout au long de cette lettre, comme tout au long du livre, il ne cesse de changer de posture, dans cette dynamique positionnelle que nous avons décrit plus haut. Variable donc.
Car l’essentiel est bien dans la dynamique : « Sans aucun doute, les princes deviennent grands quand ils surmontent les difficultés et les oppositions que l’on dresse contre eux ; et c’est pourquoi la fortune – surtout quand elle veut faire grand un prince nouveau, qui, plus qu’un prince héréditaire, est dans la nécessité d’acquérir une réputation – fait naître des ennemis et mener des entreprises contre lui, afin de lui donner des raisons de les surmonter et, par cette échelle que lui ont tendue ses ennemis, de monter plus haut. C’est pourquoi beaucoup estiment qu’un prince sage [savio] doit, dès lors qu’il en a l’occasion, nourrir, avec ruse, quelque inimitié, afin que, celle-ci une fois écrasée, s’ensuive, pour lui, plus de grandeur. » (ch. XX) Étonnante personnification de la fortune, à laquelle Machiavelli prête ici une intention, celle de « faire grand un prince nouveau », comme si, parmi ses tendances et ses courants, la fortune développait une sensibilité lui permettant d’entrevoir qui pourrait renforcer telle dynamique par l’exercice de sa virtù. L’image qui vient à l’esprit est à nouveau celle d’un rapport de force mais qui est aussi, comme le suggère la fin du chapitre XVIII, un rapport érotique. Fortuna est-elle la Beatrice de Machiavelli ? Il place en effet au cœur du mouvement du monde une puissance dont l’existence permet d’envisager tout événement – favorable ou défavorable – comme une occasion de grandir. Faire du monde entier une occasion en puissance, telle est sans doute, conclura-t-on, la virtù de l’esprit. Et la sagesse : de bien choisir ses occasions.
9. La qualità dei tempi
Au chapitre XXV, Machiavelli raconte comment le pape Jules II a tout gagné parce que la fortune, à ce moment-là, favorisait l’attitude impétueuse qui fut la sienne. Mais « si des temps étaient venus où il eût été besoin de procéder avec circonspection, sa ruine s’ensuivait ; et il n’aurait jamais dévié des façons auxquelles, par nature, il était enclin. » Tout à l’ornière de son tempérament, il n’aurait pas été capable de changer, de se mélanger avec la fortune pour se réinventer en face de ses revirements. « Je conclus donc que, la fortune faisant varier les temps, et les hommes restant obstinés dans leurs façons, ceux-ci sont heureux quand ils sont en accord entre eux [concordano insieme] et, quand ils sont en désaccords, malheureux. » Dans le doute, on l’a vu, pour Machiavelli il vaut mieux être fougueux que circonspect, mais c’est un pis-aller, puisque ce qui conclut une situation c’est la qualité d’une rencontre, entre la nature d’un agent et la nature des temps que façonne la fortune. Pour l’auteur du Prince il n’y a donc pas de recette, et mieux vaut encore regarder à ce qu’il fait plutôt qu’à ce qu’il dit.
Ce n’est pas faute d’avoir essayé d’en trouver. Cette qualità dei tempi, qualité des temps, n’y a-t-il pas moyen de la déterminer ? De la déterminer à l’avance s’entend, afin de pouvoir adapter notre action… Nous le disions en introduisant la notion de fortune : la nature est cyclique, la fortune est cyclique. Pour la connaître, les ressources dont dispose Machiavelli ce sont tout d'abord les travaux des historiens (Tite-Live, Polybe, Thucydide) : des situations similaires peuvent se présenter à nouveau avec les mêmes effets. Ce sont ensuite les œuvres des philosophes, Platon par exemple dissertant sur la succession cyclique des systèmes politiques dans le livre VIII de La République, ou les stoïciens spéculant sur un retour de toutes choses à leur principe. C’est enfin l’astrologie, science qui connaît un succès certain à la Renaissance parce que – à l’instar des statistiques de nos jours – elle permet une anticipation – la question de son exactitude étant hors de propos – des temps à venir. L’astrologie illustre bien la pensée machiavélienne en ceci que s’y mènent de concert deux types d’analyses : les premières se concentrent sur les tendances inhérentes à un individu, les secondes sur les tendances inhérentes au devenir du monde et des collectivités. Papes et rois, banquiers, artistes, tous ont leur astrologue personnel à portée de main, en cette époque de crise du christianisme où les sagesses du passé font surface. Machiavelli fit par exemple appel à un astrologue pour déterminer le jour et l’heure favorables en vue de l’entrée de l’armée de la République de Florence dans la cité de Pise reconquise18.
Dans son Tetrabiblos, Claude Ptolémée écrivait à propos de l’astrologie ce qu’on serait tenté de mettre dans la bouche de Machiavelli à propos de la fortune : « les astres inclinent, mais ne déterminent pas ». La fortune n’est certes pas le destin : le destin est de toute nécessité, quand la fortune, elle, permet en principe une marge de manœuvre. La fortune n’est pas Dieu : Dieu est la sanction de la vérité effective, tandis que la fortune est la partenaire de jeu de l’homme volontaire. Elle n’est pas immuable, mais changeante. Dans le mouvement de la roue et dans le mouvement des astres, elle produit des temps dont la qualité exige que l’on soit impétueux, d’autres temps dont la qualité exige que l’on soit circonspect, et cent autres qualités qui en appellent à cent autres attitudes de la part de l’agent-e. Encore une fois, quelle que soit la réalité de telles projections, elles servent d’abord à historier l’action, pour lui donner un sol à partir duquel s’élancer, une pente où prendre son élan.
Dans le dialogue sans cesse recommencé entre virtù et fortune, trois « temps » se distinguent finalement. Tout d’abord le temps de paix, durant lequel il faut travailler à former des digues en prévision des rivières furieuses, et s’exercer afin de produire cette « vertu ordonnée [ordinata virtù] » (ch. XXV) qui permettra de leur résister. Ensuite le temps de l’action, lorsque tout s’enchaîne fiévreusement, lorsque s’engage une lutte intense qui fait naître la fortune au gré de la virtù de l’adversaire, où toute la prudence dont on aura été capable pèsera dans la balance, et où l’on pourra être le virtuose de sa propre virtù. Enfin, le temps de l’après, le temps du résultat, du jugement des faits, lorsqu’une nouvelle réalité s’est faite jour, une nouvelle qualité des temps, avec laquelle les êtres humains, bon gré mal gré, chercheront à trouver un nouvel « accord ».
Notes
1. Un éditeur romain, Antonio Blado. Lire l'article de Raffaele Ruggiero, Les premières phases de la transmission du Prince de Machiavel.↑
2. Toutes les citations tirée du Prince le sont à partir de l’édition réalisée par J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, aux Presses universitaires de France, collection Quadrige, 2014.↑
3. Qu’il commence à rédiger en même temps que Le Prince et termine en 1517.↑
4. Il n’en va pas d’une nécessaire progression historique, puisque si l’Italie sera unifiée en 1861 sous la forme d’une monarchie, puis se transformera, en 1946, en république, la république de la Rome antique connut un destin inverse en se transformant en empire. On serait en effet tenté de faire un parallèle avec l’évolution de la pensée de Machiavelli, qui commence par exhorter à l’unification de l’Italie sous la forme d’un principat, puis, en 1517, argumente de manière décisive en faveur d’une république. Bien plutôt, il faudra reprendre cette question à partir de la notion de qualità dei tempi : différentes époques, différentes situations, appellent à différentes formes de gouvernement, celles qui seront à même de « gouverner et de maintenir » une société comme un tout.↑
5. « Au XVIIIe siècle, Diderot en tenait pour la première solution : Machiavel enseigne aux puissants « une espèce de politique détestable qu’on peut rendre en deux mots, l’art de tyranniser ». Mais Rousseau lui répond dans le Contrat social : « Cet homme n’apprend rien aux tyrans, ils ne savent que trop bien ce qu’ils ont à faire, mais il instruit les peuples de ce qu’ils ont à redouter. » » Patrick Boucheron, Un été avec Machiavel, éd. des Equateurs, 2017, pp. 54-55.↑
6. Dans sa Préface à Toutes les lettres de Machiavel, t.1, Gallimard, Paris, 1955, p. XI.↑
7. Cf. la tripartition fonctionnelle de la cité idéale dans La République, avec à sa tête les rois-philosophes.↑
8. Machiavelli ne pense pas pour autant que tout le monde puisse le comprendre, puisqu’il affirme au chapitre XXII, abordant la question du choix des ministres, une distinction entre trois types d’intelligence : « il y a trois genres de cerveaux – l’un comprend par lui-même, l’autre discerne ce qu’autrui comprend, le troisième ne comprend ni par lui-même ni les autres : le premier est très excellent, le deuxième est excellent, le troisième est inutile ».↑
9. Machiavelli est à ce titre un héritier de Lucrèce, et peut-être de La Monarchie de Dante.↑
10. Comme Machiavelli l’écrit dans sa lettre de dédicace : « Cette œuvre, je ne l’ai ni ornée ni emplie d’amples clausules, ou de mots ampoulés et magnifiques ou de quelque autre séduction et ornement extrinsèques, […] parce que j’ai voulu […] que seules la variété de la matière et la gravité du sujet la rendent agréable. » ↑
11. Voir sous « drieto » dans Il Terentio latino, commentato in lingua toscana, e ridotto alla sua vera latinità, par Giovanni Fabrini, Venezia, 1594.↑
12. Cette manière de comprendre l’expression « andare drieto » peut être liée à la notion d’événement, « evento », développée au chapitre XVIII. L’événement y est défini comme ce qui est advenu, ce qui a eu lieu : on ne peut plus le défaire. De fait, seuls les êtres humains qui auront vécu tel événement le considéreront comme un événement, au sens fort du terme, car ils auront vécu ses conséquences directes et la manière dont, entre eux, ils en auront parlé et se seront positionnés relativement à ce qui s’est passé.↑
13. Lire le passage du De Pictura.↑
14. Dante, dans son De Monarchia, esquissera une telle séparation, qui a peut-être influencé Machiavelli.↑
15. Dans La Conjuration de Catilina (43 AEC), décrivant la tentative de prise de pouvoir de la République romaine par le politicien éponyme, Salluste dresse au chapitre 5 le portrait de Catilina : « subdolus, varius, cujuslibet rei simulator ac dissimulator ». Traduction : « esprit audacieux, rusé, fécond en ressources, capable de toute feindre et de tout dissimuler ». Il est intéressant de noter que Machiavelli, dans ce chapitre, s’éloigne d’autant plus du modèle normatif chrétien qu’il se rapproche de la tradition romaine (entre Salluste et Cicéron). Faut-il rappeler la préférence de Machiavelli pour le gouvernement républicain ? Mais même un tel gouvernement devrait être capable de ruser, à la hauteur de ces maîtres renards qu’ont été Catalina et Cesare Borgia.↑
16. Outre l’influence stoïcienne, on peut se référer également à ce fameux passage de Lucrèce. Après avoir évoqué la chute des atomes et le clinamen, il conclut : « Aussi faut-il accorder aux atomes la même propriété, et reconnaître qu’il existe en eux, outre les chocs et la pesanteur, une autre cause motrice, d’où provient en nous le pouvoir de la volonté, puisque, nous le voyons, de rien, rien ne peut naître. » (De la nature, livre II. Traduction d’Alfred Ernaut, Les Belles Lettres, Paris, 1947.)↑
17. Sur les différentes versions de ce récit écrites par Machiavelli, cf. l’article de Julia L. Hairston, Skirting the issue, Machiavelli’s Caterina Sforza, 2000.↑
18. Pour plus de précision à ce sujet, cf. Anthony J. Parel, The Machiavellian Cosmos, Yale University Press, 1992. « In his 1509 campaign against Pisa, Machiavelli himself was advised by his friend Lattanzio Tedaldi as to the punto to take possession of the city. “Thursday being the day to take possession of Pisa, under no circumstances should the Florentines enter the city before 12.30. A little after 13.00 would be the most propitious for us. If Thursday is not suitable, Friday will be the next best, again after 13.00, but not before 12.30; and the same applies to Saturday, if Friday is not suitable. And if it is not suitable to keep either to the day or to the hour, take a suitable time in nomine Domini.” » (p. 17) Si l'astrologie ne fonctionne pas, on en appelle à Dieu !↑